Agriculture
Ils cultivent du thé en France (et pourquoi pas)
Deuxième boisson la plus bue au monde, après l’eau, la consommation de thé n’a cessé de croître en France depuis vingt ans. Son impact environnemental, lui, reste négatif, notamment à cause de la production et du transport, les théiers poussant principalement en Asie. D’où l’initiative d’une poignée de producteurs en France qui lance une filière 100% locale prometteuse. Reportage à Ustaritz avec Mikel Esclamadon, l’un des planteurs précurseurs du Pays basque. Il transforme également ses théiers en thé ‘’grand cru’’ dans les trois couleurs – vert, blanc et noir.
Rien ne laisse présager cette oasis. À une dizaine de kilomètres de Biarritz, derrière la route d’Arrauntz, se cache ilgora – Herriko tea. Une théière plein champs cultivée sans intrants chimiques. Des rangées d’arbustes verdoyants plantés sur trois parcelles d’un hectare en pente douce. Les théiers ne sont autres que des Camélias sinensis, cousins des camélias à fleurs qu’on trouve dans les jardins sur toute la côte Atlantique. Mikel Esclamadon a démarré en 2020 avec des plants issus de semis, produits par la pépinière Cascatelles, à Mazamet, dans le Tarn. Puis avec des plants issus de boutures de La Filleule des Fées, à Trébihan, dans le Morbihan, l’une des toutes premières plantations (elle date de 2006).
« On est cinq producteurs dans la région, tout le monde s’est lancé en même temps », raconte chaleureusement le producteur de son accent basque, flanqué de son chien Oiz. La région a en effet un avantage pour la culture du thé : le climat est humide et tempéré, comme en Bretagne – « l’autre grand pôle avec le Pays basque », précise celui qui a découvert le théier en 2019 lors d’un voyage aux Açores (bonus).
♦ Deux Français sur trois consommeraient du thé, contre un sur deux il y a douze ans, selon Forbes.
Terrain propice

Cet enfant d’Ustaritz, qui a grandi à 200 mètres d’ici, a choisi ce champ inutilisé, « pauvre mais jamais traité », pour expérimenter sa production. Pourtant aucun agriculteur n’en voulait. Cet hectare de terre est en effet en pente, plein est, avec un pH acide entre 4 et 5, « tout ce que le thé adore ». En effet, les théiers sont drainés naturellement et en plein soleil le matin, ce qui évite les gelées matinales. Ce terrain loué à des conditions favorables par la mairie (bonus) est de surcroît protégé des vents – « ici c’est le vent d’ouest ». Enfin, il est bordé d’une forêt « qui donne de l’humidité » qui s’ajoute à celle des herbes hautes et de l’air. Si bien que Mikel Esclamadon n’a plus besoin d’arroser ses plantations. Car, s’il faut beaucoup d’eau la première année de chaque plant, « une fois qu’ils sont enracinés, c’est bon ».
Récolte à la main

La récolte s’étend sur six mois, entre mars et octobre. « Mais elle est meilleure au printemps », pointe Mikel Esclamadon. Il cueille uniquement les bourgeons, « avec la première, voire la deuxième feuille ». Les plus jeunes sont en effet celles qui ont « le plus de concentration d’arômes, le moins d’amertume ». Et qui sont « les plus chargées en théine ». Raison pour laquelle ce trentenaire formé à la viticulture préfère la récolte manuelle, « quand on ramasse à la main, on sélectionne ce qu’on veut ». Alors certes, avec la mécanisation, il pourrait produire davantage. Mais, même si le travail est « énorme », il préfère « la qualité à la quantité » et rester avec une plantation de 5 500 théiers, à taille humaine. À titre comparatif, en Asie, « c’est 40 000 plants sur un hectare ! ». Idem pour la récolte : s’il a un potentiel de 150 kilos de thé sec, il s’arrêtera à un palier de 30 kilos, chiffre qu’il atteindra en 2025. Cet homme à la taille imposante attend avec impatience que ses plantations forment une table de cueillette, à un mètre de hauteur, « pour avoir moins mal au dos ». Objectif accessible : « d’un bourgeon partent deux branches et un mois plus tard, quatre branches ».
♦ Mikel Esclamadon a baptisé son thé ilgora qui signifie ‘’lune montante’’ en basque, « Notamment parce que je travaille au maximum selon la lune. Plus exactement, je taille et plante à la lune descendante, mais ce mot en basque me parlait moins ». Herriko signifie “du pays’’ en basque, pour marquer le côté local du produit.
Mixte de boutures et de graines

Au bout de trois ans d’expérimentation, Mikel Esclamadon est satisfait. Ses théiers « poussent bien » et donnent du « bon thé ». Deux marqueurs importants. En effet, « ça peut bien pousser, mais donner du mauvais thé ». Pour parvenir à ce résultat, il lui a fallu cependant procéder à des ajustements, particulièrement après la sécheresse de 2022, qui a vidé ses citernes d’eau de pluie. « Une catastrophe, j’ai perdu 1000 plants, que des boutures, se désole le paysan. Particulièrement sur la dernière parcelle qui est bombée ». Il a depuis mixé l’origine de ses plants avec ses propres semis, plus résistants. Et planté, au milieu, des arbres à croissance rapide, « si un jour la sécheresse revient », ponctue le Basque qui observe désormais des hivers pluvieux et des étés secs.
Améliorations continues

Pour optimiser sa production, il procède continuellement à des tests sur ses cultures. Les unes sont plantées en rang simple, les autres en double rang. Certaines accueillent un paillis (couverture pour protéger les sols) avec de la paille et des copeaux, d’autres avec des semis de gazon et de trèfle (une expérimentation menée avec le programme national FiertThé (bonus). Contrairement à d’autres qui profitent de la période creuse de l’hiver pour partir en vacances, le perfectionniste reste travailler dans sa plantation. Pour apprendre davantage de ses plantes, observer leurs réactions. Rien n’est jamais gagné : Jeremy Tamen, le président de l’Association nationale pour la valorisation des producteurs de thé français (ANVPTF), relève des abandons parmi les planteurs. Le projet à court terme de Mikel Esclamadon ? La certification Agriculture Bio en 2025, « il faut trois années de conversion avant de l’obtenir ».
♦ L’ANVPTF, créée en 2021, recense une trentaine de cultures ou de projets, dont quatre planteurs-transformateurs. L’association travaille sur le label ”Thé de France”, « pour garantir et protéger le travail des producteurs », souligne Jeremy Tamen.
Différents procédés de transformation

Mikel Esclamadon cultive six variétés différentes de camélias sinensis pour tester les meilleurs assemblages, « comme dans le vin ». Puis avec telle ou telle variété, il élabore du thé sec vert, blanc ou noir. « Par exemple avec la variété Kemper, je produis du noir; le vert, ça ne me plaisait pas », confie le cultivateur-transformateur aux nez et palais développés. Ce qui engendre la couleur ? « La transformation de la feuille ». Les process sont différents. Pour le thé blanc, « aux arômes plus subtils », les feuilles sèchent naturellement sur un plateau, à l’air libre. Le thé noir passe par un flétrissage pendant douze heures environ, un roulage en torsades, « ce qui va casser les cellules et développer les arômes », une oxydation et enfin une torréfaction. Pour le vert, les feuilles sont chauffées directement à haute température « pour inhiber l’oxydation » dans des woks selon la méthode chinoise, avant d’être roulées et séchées. La transformation se déroule chez lui, ainsi que la mise en sachet. Le thé est vendu bien sûr nature, pas d’ajouts d’arômes pour ilgora.
Dégustation lente

Ce nouvel amateur de thé raconte qu’il « fait tout l’inverse de ce qu’aiment les Anglais ». Non seulement il ne broie pas les feuilles – « les tanins se libèrent plus vite, mais le thé est plus amer ». Mais il aime servir son thé dans une petite tasse « et non un mug ». Il a appris à le boire. Pas à la va-vite « comme le café », mais posément, autour d’une table. Il préconise de l’aspirer doucement avec un petit peu d’air, comme le vin (et tant pis pour le bruit), pour décupler les arômes. Enfin, il infuse les mêmes feuilles à quatre reprises dans la journée. Car « elles s’ouvrent à partir de la première, ainsi que la théine. On peut ainsi en boire jusqu’au soir. Et rien de meilleur que de le déguster en fin de repas ». Avec ses préconisations, son thé noir Zairai se révèle effectivement fleuri en bouche. À son sujet, Lydia Gauthier, sommelière en thé bio qui vend en ligne des thés français, écrit « en tasse, c’est un thé aux tanins soyeux, aux notes boisées, miellées et fleuries rose lui apportant fraîcheur et délicatesse ».
Rentable, oui

Le producteur, qui vend également en direct à la ferme et en ligne, a « plus de demandes que d’offre ». Pas besoin de plus. Sa production bénéficie d’une forte valeur ajoutée – « par rapport à la production moyenne mondiale, je produis moins et vends plus ». Avec un prix de vente de 1000 euros le kilo (1250 euros pour les particuliers), il s’approchera du SMIC en 2025. Mikel Esclamadon ne compte pas ses heures. Mais il reste passionné – « je m’amuse beaucoup et le défi en vaut la peine ». Il montre que la production de thé est une plus-value pour le Pays-basque, aussi viable que celle du piment d’Espelette. Qu’il est possible de concilier agriculture et écologie. Enfin, qu’on peut vivre avec un hectare de terre.♦
Bonus
- Genèse d’ilgora : Mikel Esclamadon consacre sa dernière année d’études en biologie/environnement à la viticulture. Il aimerait ensuite intégrer la prestigieuse INSEEC à Bordeaux, mais essuie un refus. Il part alors travailler la viticulture en Nouvelle-Zélande. Et découvre le théier lors d’un voyage aux Açores, culture qui l’inspire beaucoup : « il s’épanouit au bord de l’océan, avec le même climat que le nôtre ». Coïncidence, lorsqu’il revient à Ustaritz, la commune lui propose à la location des terres à un prix favorable, afin de développer l’agriculture locale. Il saisit l’opportunité avec cette terre adaptée qu’il n’a même pas besoin de travailler. Il plante ses premiers théiers, lors du confinement, avec une poignée de copains.
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(Re)lire Le grand retour du pistachier en France
- Points de vente : Elika à Espelette, Maison Deuza à Saint-Jean-de-Luze, Bloom à Biarritz et en ligne sur Lydia Gauthier
- Autres régions productrices : Tarn, Cévennes, Perche, Bourgogne et Loire.
- Le Caté (Comité d’Action Technique et Économique) mène le projet FierThé. Son objet est de produire un ensemble de connaissances techniques et opérationnelles qui permettront de développer une filière française de production durable de thé de haute valeur organoleptique et répondant au cahier des charges de l’Agriculture Biologique.