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« Nous sommes sœurs dans la douleur »
À Marseille, la famille du jeune militant écologiste Amine Kessaci a une nouvelle fois été touchée par l’indicible.
Au printemps 2024, nous avions rencontré sa maman, Ouassila, dans le cadre de son association Conscience fondée pour accompagner les familles endeuillées par le narcotrafic. À Marseille, mais aussi ailleurs. Elle s’était relevée de la mort de son aîné en soutenant au quotidien « ses sœurs de douleur ». Toutes nos pensées vont à cette femme d’exception et à sa famille.
Une cagnotte en ligne permet de les soutenir.
49. C’est le nombre de morts liés au trafic de drogue à Marseille en 2023. Derrière ce chiffre effarant se cachent d’autres victimes, notamment des mères éplorées. En plus de la perte d’un enfant, elles doivent gérer la honte et affronter la justice. Elle-même endeuillée, Ouassila Benhamdi, présidente de Conscience, soutient et accompagne ses ‘’sœurs de douleur’’. L‘association met à disposition un avocat et une psychologue.
Dans une rue passante du 13e arrondissement de Marseille, accolée à la pharmacie, se situe Conscience. L’association occupe depuis 2022 le premier étage d’une école désaffectée, prêtée par la mairie. Les salles de classe, rénovées à coups de pinceau par des bénévoles, ont été reconverties en cuisine, atelier couture, salle de réunion, local d’aide alimentaire et bureau. C’est dans ce dernier que se tient chaque jour Ouassila Benhamdi, autocollant Conscience sur la poitrine, sourire chaleureux et regard doux dans lequel pointe une certaine fatigue. Cette bénévole est lasse de la situation dans « les quartiers » – les cités nord de Marseille, phagocytées par la drogue.
Le fléau du trafic de drogue

Le trafic attire « les minots » en quête d’argent facile, vampirisés par les réseaux sociaux et anesthésiés par la quadrature du cercle « école, maison, sport, drogue », dénonce cette mère de famille, qui exerce par ailleurs une activité de traiteur, à l’enseigne ‘’Le Cirta’’ (bonus). Celle que les jeunes surnomment ‘’Tata’’ rêve de les « faire sortir » et même de les scolariser ailleurs, dans des écoles plus mixtes socialement.
« Moi-même, je l’ai fait, donc c’est possible », raconte-t-elle à l’adresse de Ryan, un jeune en stage à Conscience, comme Inès et Samir. Elle avait en effet réussi à retirer ses trois fils de l’école de Frais-Vallon pour un établissement plus calme, aux Chartreux. Le dernier est aujourd’hui en terminale. Son autre fils, Amine, est étudiant en droit et sa fille, caporal-chef dans l’armée.
♦ Créée en juillet 2020, Conscience est forte de 3000 adhérents et 16 bénévoles actifs. Elle est implantée à Marseille, mais également dans d’autres villes : Lyon, Salon de Provence, Senas, etc.
Victime collatérale

La famille de Ouassila Benhamdi a été meurtrie par une tragédie survenue le 29 décembre 2020. Son fils aîné a été « tué, calciné », raconte-t-elle laconique. « Pourtant, Brahim s’était rangé. Il avait un travail, une maison, une petite fille ». Son tort ? Être resté lié avec une « mauvaise fréquentation », qui remontait à ses 14 ans. « D’après ce qu’on m’a dit, il était ce soir-là avec une personne qui était la cible d’un règlement de compte », raconte cette femme habituée à raconter son histoire aux jeunes. « Pour pas qu’ils fassent les mêmes erreurs ». Après le drame, elle s’est relevée, « pour Amine, Sarah et Mehdi », ses autres enfants. Et a déménagé avec eux à 50 kilomètres, à Sénas, Pendant un an, cette autoentrepreneuse a travaillé inlassablement, ménage et restauration. Pour ne pas se laisser le temps de penser. Ne pas laisser le vide l’aspirer.
♦ (re)lire Haïm Bendao, rabbin des quartiers Nord
« Donner mon expérience de deuil »

Elle s’était promis de ne jamais remettre les pieds dans le 13e arrondissement. Mais sa réputation de « femme courageuse et forte » l’a conduite à s’engager dans l’association Conscience, créée par son deuxième fils, Amine. « J’ai voulu me mettre au service des mamans qui ont perdu un enfant, se sentent perdues et montrées du doigt », explique cette Française de son léger accent mâtiné d’expressions provençales, fruit de ses origines algériennes et de son enfance marseillaise. Pour ces mères, avec qui elle partage « la même douleur », elle essaie « de donner [son] expérience de vie et de deuil ». Puis elle ajoute que la perte d’un enfant « est une blessure qui ne ferme jamais ».
« Les familles vivent recluses chez elles, par honte et par peur des représailles. Elles sont pointées du doigt par le quartier et considérées comme des délinquants par la justice. Elles sont choquées, traumatisées. Je me bats pour leur relogement en urgence ailleurs, et pour la prise en charge d’un psychologue et/ou d’un avocat », martèle Ouassila, auditionnée en 2024 par la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France
Absence des pères
En ce moment, elle accompagne une douzaine de parents. À 98% des femmes. Elle le déplore, mais les pères sont absents. « Cette question, je la pose à tous les enfants que je vois traîner dans la rue et qui n’ont rien dans le cerveau. Souvent, ce sont des enfants qui n’ont pas de papa ». Or, selon cette femme qui a dû jouer les deux rôles parentaux avec ses enfants, la présence masculine s’impose. Raison pour laquelle elle souhaite que Conscience travaille avec les pères. C’est Ouassila qui va à la rencontre des femmes éplorées. « Dès qu’on entend parler d’un mort, on vient avec le café, des gâteaux et même parfois une collecte pour l’enterrement ». Elle est même « montée » dernièrement à Bordeaux pour présenter ses « condoléances » à une famille endeuillée.
À la rencontre de mères éplorées, à Marseille ou à Bordeaux

Les portes s’ouvrent, car l’association, via son fondateur Amine, a largement été médiatisée. À chaque fois, Ouassila évoque son vécu, serre dans ses bras, écoute les pleurs, respecte les silences. Et propose aux familles de venir au sein de l’association, où sont organisés une fois par mois groupes de parole, permanence d’avocat et consultation d’une psychologue. « Tout ce que je n’ai pas eu et que j’aurais aimé avoir ». Si la plupart acceptent ces services, au bout de quelques semaines ou mois, d’autres ne le souhaitent pas. Comme cette mère du quartier de la Belle de Mai, tellement atteinte par la mort de son enfant qu’elle ne veut plus sortir de chez elle.
♦ (re)lire Des mots pour soigner les maux des cités
« Une maman, elle prend à perpétuité »

Ce n’est pas le cas de Fana, qui a perdu un fils à cause d’une jalousie amoureuse. Elle raconte au téléphone : « Amine et sa mère sont venus présenter leurs condoléances. On a parlé toute la soirée. Par la suite, elle m’a demandé régulièrement de mes nouvelles et invitée à rejoindre le groupe ». Puis dans un sanglot : « Au début, j’ai refusé car c’était trop difficile. Ma douleur est quotidienne. Une maman, elle prend à perpétuité ». Devant l’insistance de Ouassila et pour lui faire plaisir, Fana est venue. Quand ? Impossible pour cette femme submergée par le chagrin de dater, « avec mon traitement [pour dépression], j’ai des pertes de mémoire ».
Se sentir moins seule
Rejoindre Conscience lui a permis de ne plus se sentir seule, de se rendre compte qu’elle avait « des sœurs de douleur ». Ces moments partagés, avec des personnes bienveillantes, sans jugement, la tiennent hors de l’eau. Un regard, et elle se sent comprise. « C’est comme si on avait été éventrées et que ces moments nous permettaient de déposer nos entrailles ». Elle a pu régulièrement consulter la psychologue de l’association, qui l’a orientée vers un psychiatre. Également rencontrer l’avocat, qui s’est battu pour avoir accès au dossier de son fils. Grâce à son action et aux manifestations organisées par Conscience, Fana a pu connaître les circonstances de sa mort.
Conscience, une famille

Parfois, à l’issue de ces rendez-vous mensuels, les mères restent partager du thé ou du couscous. Des liens se créent. Et la famille Conscience s’agrandit. « Car c’est une famille, ma famille », appuie Jamila, une bénévole venue apporter le thé et des petits gâteaux. Ensemble, ils organisent repas, vide-greniers et sorties. Ils partent même en bus découvrir d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne. « Tout ce qu’il y a à faire, je prends ! », s’exclame Fana, avec un ton soudain plus léger. Elle est intarissable sur Naples, où elle est partie dix jours avec Ouassila, toutes les deux invitées par l’association Crim’HALT. Fana plonge dans ses souvenirs : la découverte de la législation antimafia italienne, la messe, la rencontre avec des tueurs repentis et la sœur de Don Pino, un prêtre assassiné en 1993 par la mafia. Même si la douleur est toujours vive, les moments passés avec Conscience sont dans sa vie des « petites bulles de bonheur » qui l’aident « à [s’] en sortir ». À son tour, elle accompagne bénévolement les familles de victimes.
Faire son deuil
Pendant que Fana racontait son histoire au téléphone, la vaillante Ouassila a vacillé. « À chaque fois, je replonge », dit-elle les larmes aux yeux, la main sur la poitrine. « J’ai mal là. Je vois le sang et pourtant, je n’ai rien vu ». En revivant son histoire avec ces mères, elle peut faire enfin son deuil. ♦
*Cet article a fait l’objet d’une première publication le 20 mars 2024
Bonus
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