Solidarité
« Les femmes sont la solution de nos quartiers »
La fédération Sororité Inter-Quartiers, impulsée en 2023 par la Politique de la Ville, réunit six femmes engagées au profit des quartiers prioritaires de Marseille. Chacune de ces responsables associatives œuvre auprès des habitants. Mais ensemble, elles multiplient leur impact et portent d’une seule voix leur expertise auprès des pouvoirs publics.
Comme tous les mois, les femmes de Sororité Inter-Quartiers se rencontrent dans le local associatif de l’une ou de l’autre. Cette fois-ci, c’est au Plan d’Aou, une cité du nord de Marseille, chez Souad Boukhechba. La fondatrice des Femmes du Plan d’Aou en Action est ici une figure renommée. Ses bénévoles organisent régulièrement des sorties mères-enfants, des séjours et des distributions de colis alimentaires « pour 350 familles et personnes âgées », précise celle qui travaille étroitement avec les structures du quartier – comme la médiathèque, le centre social ou la scène nationale du ZEF.
Femmes du Plan d’Aou en Action

En 2022, l’association s’est agrandie avec le Café des Femmes, grâce à un partenariat avec Banlieue Santé. Ce cocon aux couleurs poudrées, qui accueille plus de 150 habitantes, anime des groupes de parole, des ateliers couture et de bien-être. Un an plus tard, Souad Boukhechba a impulsé les Tatas du Cœur, un foodtruck social et solidaire. Une fois par semaine, des femmes en insertion y cuisinent des plats chauds, vendus 1,50 euro au pied des immeubles. « Livrés par les jeunes du centre social pour les personnes âgées qui ne peuvent pas se déplacer », précise-t-elle, les mains posées sur la grande table du Café, qu’ornent les peintures des femmes.
Alliance d’initiatives citoyennes

En face d’elle se tient Rachida Tir, fondatrice d’Alliance d’initiatives citoyennes implantée à la Savine, une autre cité du nord de Marseille, dans le 15e. Elle a créé cette association au départ pour soutenir psychologiquement et défendre les habitants délogés suite à la rénovation des bâtiments. Cette savinoise combative a rajouté au fil des ans des maraudes pour « nos amis de la rue » et les étudiants. Des activités culturelles, des séjours à la montagne, des ateliers cuisine. Et des sorties dans Marseille – dernièrement, une balade au parc Borély avec des jeunes de la cité et des résidents d’un Ehpad.
Le dernier projet de l’association s’articule autour d’un don de six vélos-cargos. « On pourra livrer les paniers alimentaires écologiquement, permettre aux jeunes et aux familles de se balader. Et apprendre aux femmes à faire du vélo », se félicite Rachida Tir.
Les tables ouvertes et fablabs d’Avec Nous

Le tour de table se poursuit en visio avec Fatima Mostefaoui, fondatrice d’Avec Nous implantée dans la cité Les Flamants, dans le 14e. Comme pour ses paires, l’aventure a d’abord commencé par une association de défense des droits des locataires en 2007. Dix ans plus tard, cette figure, déjà dépeinte dans Marcelle, a impulsé les ‘’Tables de quartier’’ dans différentes cités. Pour que les habitants puissent « parler de tout ce qui les dérange, trouver des solutions et ne laisser personne parler à leur place ». La cité des Flamants travaille par exemple sur l’élaboration d’un jardin « pour se ressourcer et recréer le lien délité par la rénovation urbaine ». Et d’un marché avec des fruits et légumes bio de maraîchers locaux, à un tarif adapté. Ces tables permettent d’agir sur le cadre de vie, mais aussi « sur leur vie entière. Car on parle de tout en vérité : éducation, sexualité, etc. »
En 2018, l’infatigable Fatima a lancé deux ateliers de fabrication numérique – des Fablabs. Les jeunes apprennent la 3D, la découpe laser, le codage, tout en travaillant un projet professionnel. « Certains étaient en rupture. Ils sont maintenant webdesigners ou travaillent dans des entreprises », explique celle « qui aime forcer des portes et les laisser ouvertes ».
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« Remettre l’égalité pour tous par tous »

Selon Fatima Mostefaoui, les habitants des quartiers, à force d’être perçus comme « des Français de seconde zone », perdent confiance en eux. Ils ont par conséquent tendance à laisser décider les pouvoirs publics et « à se faire bananer », martèle-t-elle d’une voix posée, mais ferme, en reprenant la phrase célèbre de Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est contre nous ». Cette passionaria, propulsée porte-parole d’un collectif de femmes des cités de Marseille, en est intimement convaincue : les habitants sont les plus à même de décider ce qui est bien pour eux. Il s’agit simplement de valoriser leur expertise et d’accompagner les initiatives qui font la force du quartier depuis longtemps.
Des battantes

Ces femmes inspirantes n’ont pas forcément la même vision des choses et sont parfois en désaccord. Il est même arrivé dans le passé qu’elles soient divisées. Mais elles ont peu ou prou la même trajectoire et le même combat contre les inégalités et les discriminations – ces petites vexations vécues au quotidien à cause de leur genre, de leur couleur de peau et de leur quartier.
Enfin, leurs actions ont profondément modifié leur territoire. Au point d’être réunies par la Politique de la Ville, sous l’impulsion de Dalila Latreche El Jaouad, chargée de développement territorial à la Métropole Aix-Marseille Provence : « Tout est parti du confinement. Ces femmes, que je connais toutes personnellement, se sont mobilisées dès le premier jour. Ce sont elles qui ont tapé aux portes pour trouver de la nourriture pour les plus démunis. Elles qui se sont inquiétées de savoir comment les uns et les autres allaient. Elles font un tel travail que j’ai voulu créer en 2022 un consortium des femmes des quartiers nord et sud. Pour qu’elles soient force de proposition, influencent les politiques publiques », déroule celle qui les accompagne toujours.
S’entraider, penser à soi pour mieux penser aux autres

Le nom Sororité Inter-Quartiers a été déposé après un an de réflexion, avec cette conviction : « Les femmes sont la solution de nos quartiers ». Les actions avancent doucement, mais les bénéfices sont déjà immenses. « On se donne de la force, on se soutient pour relever les défis ensemble », résume Rachida Tir. Plutôt que de travailler chacune de leur côté, elles mettent en commun leurs expériences et les bonnes pratiques. Par exemple, Fatima, Rachida et Souad aident l’association benjamine, Les parents d’élèves de la Viste, à se structurer.

Ces leaders sont en permanence dans l’action. En février, certaines étaient à Bruxelles pour un projet européen sur l’empowerment féminin. La semaine précédente, Souad emmenait un groupe de femmes au Portugal. La veille, Fatima participait au conseil d’administration d‘un centre social. Le matin de notre reportage, Rachida était jurée pour Les Déterminés – dispositif qui vise à développer l’initiative et l’entrepreneuriat en banlieue et dans les milieux ruraux. En août dernier, Dalila Latreche El Jaouad les a embarquées deux jours sur les îles du Frioul avec une sophrologue, dans l’idée de « se faire du bien pour continuer à faire du bien aux autres ». Ces femmes, qui ont plutôt « la tête dure » et l’habitude « de serrer les dents », ont appris à lâcher leurs émotions et à montrer leur sensibilité. « Ça a été des pleurs, des rires. On s’est dit des je t’aime en pleine figure », poursuit Rachida.
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À la rencontre d’autres collectifs
Sororité Inter-Quartiers, qui loue aussi le soutien des hommes, a la volonté de s’ouvrir à l’autre – quel que soit son origine, sa couleur, sa religion, son âge, et aux autres villes. Le 8 mars 2024, la fédération est partie à Strasbourg à la rencontre d’un collectif de femmes. Elles ont été époustouflées par leur belle énergie. « Ça nous a donné du peps’ », confie Rachida qui se réjouit de les revoir pour le défilé du 8 mars à Bruxelles et fin mai au forum Sororité Inter-Quartiers à Marseille (bonus).
De leur côté, ces battantes « qui n’ont peur de personne » ont aidé ces femmes à oser « monter au front », solliciter les élus et les dispositifs existants. Souad a ainsi demandé à son partenaire, Banlieue Santé, de leur envoyer son Salon de Soins et de Bien-Être mobile. « Il ne sert à rien d’inventer : les choses existent déjà », soulignent-elles en chœur. Il faut juste se relier. « C’est ça la sororité. » ♦

Bonus
[pour les abonnés] – À propos du mot sororité – Les financements de Sororité Inter Quartiers – Son champ d’intervention – Un forum, en mai –
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# D’où vient le terme sororité ? Un article de Philosophie Magazine, paru en mai 2024, nous éclaire. Ce mot est réapparu récemment pendant la quatrième vague de féminisme initiée au début des années 2010. En France, il devient populaire avec la publication d’un ouvrage collectif intitulé Sororité (Points, 2021) et dirigé par l’écrivaine Chloé Delaume. Pendant féminin de la « fraternité », exemple quasi iconique de la lutte récente pour la féminisation du vocabulaire, le mot est pourtant très ancien – bien plus ancien que notre devise républicaine.

Puis le mot s’endort jusqu’au XXe siècle. Mais dans les années 1920, les scouts laïques françaises cherchent un mot pour désigner le lien qui les unit. Elles inventent alors la « sestralité », néologisme formé à partir de l’anglais sister. Ce n’est cependant que dans les années 1970, dans le sillage des débats qui animent le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), que le terme de « sororité » fait finalement son grand retour. Les militantes françaises traduisent le concept américain sisterhood, popularisé en 1970 par l’ouvrage de Robin Morgan Sisterhood is Powerful, ouvrage lui-même traduit en français par La sororité, c’est le pouvoir : autrement dit, c’est en étant « sœurs » que les femmes prennent le pouvoir.
♦ Lire aussi : Les Frangines, réseau rural de femmes actives
# Financements : Métropole, État et Ville
# Les activités de la fédération couvrent divers domaines. Tels que l’éducation, la cohésion sociale, la participation citoyenne, l’accompagnement des habitants dans les programmes de rénovation urbaine. Mais également la santé, le sport, les loisirs, l’insertion professionnelle, les maraudes solidaires et l’aide aux sans-abris.
# Le forum de mai, ouvert à tous, vise à valoriser les actions des membres de Sororité Inter-Quartier. Et de proposer des ateliers de lutte contre les discriminations à travers des outils découverts à Bruxelles, notamment un escape game. Plus d’infos ultérieurement.