Société
Le journal intime pour panser ses maux
Contrairement aux idées reçues, le journal intime n’est pas l’apanage de l’adolescence. Cette forme d’écriture a toujours existé et les plus grands l’ont utilisée, comme De Gaulle ou Churchill, pointe Nayla Chidiac, docteure en psychopathologie et psychologue clinicienne. Cette spécialiste de l’écriture intime livre les bienfaits d’un outil permettant d’une part de déposer ses émotions et ses pensées. Et d’autre part, de les élaborer et les transformer.
Quand elle écrit, Karine a toujours une tasse de thé et une tablette de chocolat à portée de main. Ces petites Madeleines de Proust l’invitent à lâcher prise. C’est d’ailleurs le titre de son carnet rouge, celui que cette femme lumineuse a commencé à noircir à l’annonce de sa maladie, il y a deux ans. Elle n’est pas la seule à posséder un journal intime. Nombreux sont ceux qui se prêtent à cet exercice cathartique. Et ce, depuis la nuit des temps.
Nayla Chidiac fait observer que les premières traces s’apparentant à un journal intime se situent entre le 1er et le 2e siècle après Jésus-Christ, avec le philosophe Épictète. « Il associait cet exercice personnel à une méditation ‘’pour affronter le réel’’ », raconte en visio cette psychologue chaleureuse depuis son cabinet parisien, rideaux épais aux fenêtres, large bibliothèque et canapé bleu. C’est ici qu’elle reçoit ses patients et leur propose l’écriture thérapeutique. Un outil qui se différencie du journal intime par son cadre (bonus).
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Déposer ses émotions

Le journal intime est pour la fondatrice des ateliers d’écriture thérapeutique à l’hôpital Sainte-Anne à Paris « un lieu à soi, où on peut déposer de manière désordonnée toutes ses émotions. Un lieu sûr, où on peut presque tout cracher ». Karine, une Marseillaise, a pu « livrer et délivrer incompréhension, frustrations, colères et doutes » après l’annonce de son diagnostic. Tiphaine, qui a perdu un bébé, a pu extérioriser sa douleur. Mettre des mots sur ses maux a offert à Johanne la possibilité de hurler sa souffrance de femme trahie, ainsi que de prendre du recul sur sa situation. Déposer ce que l’on ressent, là tout de suite, noter et décrire nos émotions rend en effet possible « la libération, le soulagement et la mise à distance », précise Nayla Chidiac. Écrire permet en outre de « mettre en perspective ce que je suis et ce que je ressens ».
Les clarifier…

Si le journal intime permet de déposer sa douleur, sans limites ni jugement, l’autrice de ‘’Les Bienfaits de l’écriture, les bienfaits des mots’’ (Odile Jacob) préconise néanmoins de sortir de la boucle répétitive et ruminante. « Quand on est submergé par les émotions, on pense moins bien », observe la spécialiste de l’écriture thérapeutique. Ordonner ce que l’on a dans la tête et le cœur, les classer de 1 à 10, permet de clarifier ses émotions, tisser ses pensées et redevenir actif. « On passe du brouillard total du fog anglais à la brume française », illustre-t-elle. Karine l’expérimente. Quand ses pensées moulinent trop dans sa tête, la Marseillaise les écrit dans son carnet. « Elles cessent alors de tourner en rond et je vais plus loin dans l’introspection ».
♦(re)lire Des boîtes aux lettres pour recueillir les maux des enfants
…et les transformer

Il est par ailleurs intéressant pour la spécialiste de dépasser cet état de douleur en la transformant. « Et à partir du moment où je transforme, je vais mieux ». Le journal intime de Tiphaine s’est mué trois ans plus tard en un podcast, La Voix des Lucioles, où elle raconte son épreuve, celle de la perte d’un enfant. Encouragée par des auditeurs, cette mère de trois enfants a réalisé d’autres épisodes avec des personnes qui ont vécu un traumatisme et trouvé des manières de se relever, voire de se réinventer. « Mes crises d’angoisse ont cessé à ce moment-là », explique celle qui aujourd’hui écrit un récit, non pas pour ressasser la mort, mais pour célébrer la vie.
Karine, elle, possède deux autres carnets en plus de son journal. Un grand à spirale pour remercier, sous forme de vers et de recettes, les soignants, thérapeutes, proches et tous ceux qui lui offrent un autre regard sur sa situation. Et rajoutent de l’espérance à celle immense qu’elle a déjà. Son carnet noir intitulé ’’Des rêves plein la tête’’ accueille plutôt ses interrogations et ses idées de projets professionnels.
Écrire sur une feuille ou sur un téléphone

Dans ce processus de récit intérieur, Nayla Chidiac conseille de se libérer des contraintes du temps. « À la sortie des camps de concentration, Jorge Semprún a mis des années à écrire, tandis que Primo Levi y est parvenu tout de suite ». Elle préfère l’écriture à la main, car « le contact corps et esprit est intéressant ». Pour Karine, elle est un joli reflet de ses émotions du moment. « Ma calligraphie n’a rien à voir selon que je suis heureuse ou triste ». Néanmoins, la psychologue, autrice du récent ouvrage ‘’L’Écriture qui guérit. Traumatismes de guerre et littérature’’ (Odile Jacob), ne voit pas d’inconvénient à l’utilisation du clavier d’ordinateur ou de téléphone. « Mes patients en zone de guerre n’ont pas toujours un Bic et un carnet à portée de main. Il vaut mieux un texto que rien ».
À la suite d’une rupture particulièrement douloureuse, Élie, un étudiant de 22 ans, a écrit dans son smartphone ses pensées à l’état brut, sans réfléchir, tous les jours pendant un mois. « Comment je me sentais, ce qui était négatif et positif dans la journée. Quand je n’allais pas bien, je relisais mes notes et m’apercevais de mon évolution. Ça m’a aidé à avancer et à me booster ». Écrire un journal intime n’est pas nouveau, rappelle Nayla Chidiac. « Ce qui l’est en revanche, c’est d’écrire sur un portable ». Grâce à ce support, on n’a jamais autant écrit l’intime.♦
« Écrire est une porte vers mon âme »
Karine : « J’ai commencé à écrire le jour où les neurologues m’ont dit que je n’avais rien de grave, ni Parkinson, ni Charcot. Ma maladie s’appelle syndrome de Meige, seulement à peine 1500 cas connus dans le monde, aucun traitement possible. Quand une maladie dont vous n’avez ni le contrôle, ni la solution, ni un point final inscrit dans le temps vous tombe dessus, vous vous sentez impuissant. Surtout moi qui suis plutôt de nature à tout contrôler, à tout gérer. Moi qui adore parler, sourire et manger – trois actions rendues difficiles par la maladie. Écrire m’a permis de livrer et délivrer mon incompréhension, mes frustrations, mes colères, mes doutes. Mes joies aussi. Je pose ma sensibilité, j’explore qui je suis, je me reconnecte. Écrire me conduit à mon intériorité, car j’ai une plus grande conscience de mon ‘’moi’’. Je clarifie mes pensées. Parfois, je laisse filer les mots sans réfléchir. Je n’ai pas peur de la page blanche, elle est une invitation à délivrer quelque chose tapi au fond de moi. Je n’ai pas non plus peur de mon intimité qui se livre dans une grande vérité, sans faux-semblant. Des conditions selon moi nécessaires pour vraiment se rencontrer. Personne n’est au courant de mon journal intime, je ne souhaite pas le partager car il est mon refuge. Voilà maintenant deux ans que j’ai posé mes premiers mots. Aujourd’hui, j’écris par période. C’est un état d’être et non de faire, et il m’est parfois difficile de m’y consacrer. Quand je parviens à prendre ce temps-là, je me remercie. Car c’est un cadeau. »
« Écrire pour garder le lien avec mon enfant »
Tiphaine : « Mon premier contact avec l’écriture a débuté avec ma grossesse. Elle était à risque, un cas très rare de gémellité, les médecins m’ont hospitalisée de longs mois jusqu’à la naissance. J’ai ressenti l’urgence d’écrire pour laisser une trace à mes enfants, qu’ils sachent ce que nous avions vécu tous les trois pendant cette période-là. J’écrivais également pour attraper les petits moments positifs de ces journées qui n’en finissaient pas. Ilyan et Naël sont nés par césarienne à six mois et trois semaines. Ils ont été hospitalisés en service de néonatologie. J’ai repris l’écriture sur mon ordinateur, pour raconter ce monde à part et extérioriser mes angoisses. Naël, qui souffrait de plusieurs malformations, est mort trois mois plus tard. Je me suis effondrée, j’avais l’impression que je ne serais plus jamais heureuse. Écrire mes pensées, cette fois-ci sur mon téléphone, m’a permis de me libérer de mes émotions et de rester dans la vie. De déposer ce que je ne pouvais dire à quiconque, car personne ne pouvait comprendre ce que je vivais, même pas mon conjoint enfermé dans sa propre douleur. Les mots jaillissaient souvent quand j’étais en voiture comme passagère. Je m’empressais alors de les noter dans mon téléphone. Ça m’arrivait de pianoter plusieurs fois par jour et rien le lendemain. Je m’adressais à Naël et Ilyan, parfois juste à Naël. Avec du recul, écrire m’a permis de garder le lien avec lui. Puis j’ai retrouvé l’espoir et mon écriture a évolué vers quelque chose de plus doux, de l’ordre de l’amour. Il m’est arrivé de partager ces textes à mes proches, à ma famille. Pour ne pas qu’ils oublient Naël, mais aussi pour que sa mort ne soit pas un tabou ».
« J’écrivais pour panser ma douleur »
Johanne : « Quand Cédric m’a quittée, j’ai vécu un an de tsunami et de souffrances. Je ne sais plus si l’idée est venue de ma psychologue ou moi, mais quand je suis tombée sur un carnet en moleskine rouge à la maison, j’ai ressenti l’urgence d’écrire. Dès que j’avais un échange douloureux avec mon ex-mari, des choses que je n’arrivais pas à exprimer, des émotions qui prenaient le dessus, j’attrapais mon carnet dans le tiroir. Je décortiquais ce qui avait déclenché cette crise, la manière dont je l’avais interprétée, ma colère… J’écrivais également pour laisser une trace, j’avais tellement l’impression parfois d’être folle ! Je ne savais plus si j’avais vraiment vécu telle situation ou si Cédric m’avait dit telle chose. J’avais si mal que je manquais de discernement, j’avais besoin de relire mes notes. J’écrivais aussi les moments de joie, car il y en a eu, notamment avec nos enfants. Un jour, une phrase entendue à la radio m’a fait réagir, elle disait qu’il fallait arrêter de remuer le fumier à cause des effluves de la puanteur. Autrement dit, il ne servait à rien que je relise mes écrits, si ce n’était pour me faire du mal. J’ai alors attrapé une agrafeuse et agrafé les pages écrites par dix. Par ce geste finalement assez fort, j’ai lâché petit à petit. J’ai terminé d’écrire mon carnet et l’ai rangé définitivement dans mon tiroir. Je ne me sens pas encore prête à m’en séparer, mais le jour où je le serai, je l’enverrai par la poste. À une adresse inconnue. Ce sera un acte symbolique pour me libérer ».
Bonus
# L’écriture thérapeutique. Nayla Chidiac utilise beaucoup la thérapie par l’écriture lors de ses séances avec ses patients, « 80% d’écriture, 20% de verbal, parfois c’est un mix ». Cette démarche s’inscrit dans un cadre contenant et structurant avec des règles précises à chaque séance sur la durée, la forme (slam, haïku, etc.) et le thème. Ce processus induit par l’écriture permet à beaucoup de patients, quel que soit leur âge, de trouver un autre moyen que la parole pour exprimer l’indicible et ensuite l’élaborer. Le plaisir d’écrire, même si le récit est difficile, douloureux, est essentiel. « Si le patient atteint le plaisir, il pourra penser le plaisir », conclut la thérapeute.