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Par la rédaction, le 10 mai 2025

Les Esprits Libres : maladie d’Alzheimer, théâtre et liberté

Réunis dans une grande maison en bord de mer, soignants et patients atteints de la maladie d’Alzheimer sont les protagonistes d’une improbable résidence artistique. Loin des représentations habituelles du grand âge et de son accompagnement, Les Esprits Libres raconte l’histoire d’une folle aventure. Ici, patients, soignants, artistes se rejoignent, au-delà de ce qui les sépare, pour créer et vivre ensemble. Un hymne à la vie, au vivant, à tout ce qui est encore possible… malgré tout !

Ce cinéthique, qui s’est tenu au mois de mars, dans le cadre du Festival Music & Cinema Marseille (MCM), a plongé le public dans une expérience unique mêlant cinéma, musique et théâtre autour de la maladie d’Alzheimer. Puis François Crémieux, directeur de l’AP-HM et Marc Rosmini, agrégé de philo, sont revenus sur les grands thèmes de ce film documentaire signé Bertrand Hagenmüller.

François Crémieux va souligner que ce film s’inscrit dans une tradition documentaire et cinématographique qui remonte aux années 1960. Une époque où l’antipsychiatrie questionnait radicalement la prise en charge des malades mentaux. Des œuvres comme “Les Heures heureuses” ou les films de Frederick Wiseman ont marqué cette époque. Elles explorent à la fois le regard institutionnel et humain porté sur les patients, notamment ceux atteints de troubles neuropsychiatriques comme l’autisme ou la maladie d’Alzheimer. Ce film actuel prolonge cette réflexion en interrogeant la réalité contemporaine de la prise en charge des personnes atteintes de maladies neurodégénératives.

La musique, expérience sensorielle et émotionnelle

De son côté, Marc Rosmini, mettra d’abord en lumière la place centrale de la musique dans ce film. Elle ne se contente pas ici d’accompagner les images mais participe activement à l’expérience sensorielle et émotionnelle. La musique hésitante, parfois expérimentale, parfois populaire — avec des chansons comme “Emmenez-moi” ou “La Javanaise” — reflète le trouble et la fragmentation du langage provoqués par la maladie. Elle nous place dans une posture d’écoute où le spectateur doute, hésite entre dialogue et jeu, entre mémoire et oubli. Cette incertitude rappelle la complexité de la communication avec les malades d’Alzheimer, où les mots ne sont plus toujours maîtrisés mais porteurs d’une poésie involontaire, d’une liberté paradoxale.

Le titre même du film, “Les Esprits Libres”, ouvre une double lecture. Il s’agit d’abord des patients, dont la maladie bouleverse le langage et les usages normatifs. Ici cependant pointe une forme singulière de liberté, proche de celle que l’on trouve dans la création artistique ou le théâtre d’improvisation. Cette liberté n’est pas celle de la maîtrise, mais du lâcher-prise, où l’humour et la poésie surgissent malgré tout, voire grâce à la maladie. C’est aussi celle des soignants, qui dans le film s’extraient du cadre rigide de l’institution pour inventer des modes de soin plus créatifs et humains. Le manoir où se déroule l’expérience devient un lieu de liberté — un espace d’hétérotopie, pour reprendre le concept de Michel Foucault. Là, les règles institutionnelles sont suspendues, permettant une autre relation au soin, à la maladie, et à la vie.

Cette idée d’extraction de l’institution, d’expérimentation hors des carcans habituels, fait écho à d’autres films récents. On pense à “Un petit truc en plus” ou “Hors norme”, qui montrent des soignants s’affranchissant des cadres traditionnels. Qui recréent du lien et de la vie avec des personnes en grande difficulté, qu’il s’agisse de jeunes autistes, d’adultes handicapés ou de malades d’Alzheimer. Ces expériences, sont rares et complexes à mettre en œuvre. Elles témoignent d’une tendance actuelle dans le cinéma documentaire à interroger le système de santé et ses marges de manœuvre pour accueillir la différence et la singularité.

Derrière le film, le quotidien

Le film met aussi en lumière la logistique et le travail immense que requiert une telle prise en charge, loin des images souvent stéréotypées des institutions. Derrière les scènes filmées, il y a un quotidien fait de soins, de nuits, de gestes invisibles mais essentiels. Cette dimension concrète souligne combien la liberté et la créativité dans le soin ne sont possibles que grâce à des équipes solides, épaulées, et à des moyens adaptés.

Enfin, “Les Esprits Libres” invite à repenser la notion même de liberté dans le contexte de la maladie. Il ne s’agit pas d’une liberté absolue, mais d’une forme de liberté fragile, mouvante, qui se joue dans la relation, dans l’art, dans le soin. Qui interroge nos normes sociales et linguistiques. C’est une liberté qui se découvre dans l’imperfection, dans l’étrangeté, mais aussi dans la proximité humaine. Quand on se reconnaît dans l’autre, même quand celui-ci est en train de perdre ses repères.

Ce film est donc une œuvre engagée, poétique et politique, qui mêle art et soin. Une réflexion sur la place des malades, des soignants, et de nos institutions dans une société en quête d’humanité et de liberté. ♦

⇒ Prochain cinéthique mardi 20 mai à 20h autour du fim Elephant Man de David Lynch. Cinéma Les Variétés, Marseille. Inscriptions en ligne ici.