Société

Par Jérémie Peltier, le 21 juin 2025

Co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès

Ce que les Français ont dit. Ce que la République n’a pas entendu.

[tribune] Plus de six ans après Le Grand Débat National lancé en réponse à la crise des Gilets jaunes, la Fondation Jean-Jaurès publie avec Arlequin AI une analyse inédite des contributions citoyennes en ligne. Grâce à l’IA, des millions de réponses sont enfin traitées, révélant une société plus mature qu’on ne le pense.

Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès ©DR

Avec le mouvement des Gilets jaunes la France a vécu un épisode politique et social inédit. Né notamment autour d’une hausse du prix du carburant, la protestation a rapidement cristallisé des colères diffuses, mêlant sentiment d’abandon territorial, peur du déclassement et défiance envers les institutions. En 2019, à la suite du mouvement des Gilets jaunes, Emmanuel Macron lançait Le Grand Débat National.

Pendant plusieurs semaines, la France s’est mise à l’écoute d’elle-même. Des mairies ont ouvert leurs portes. Des préfectures ont ressorti leurs cahiers. Et une plateforme numérique a accueilli les contributions de près de 400 000 citoyens, libres de s’exprimer sur 80 grandes questions touchant par exemple à la fiscalité, la démocratie, la transition écologique, ou encore la laïcité.

Mais après cet immense moment de consultation, le silence. Peu ou pas d’exploitation de cette parole citoyenne de la part des pouvoirs publics, et ce malgré les demandes régulières d’un certain nombre d’associations et de mouvements. La frustration s’est installée. Pourquoi avoir pris le temps d’écrire, de réfléchir, d’argumenter… si rien n’en ressort ?

Ce que l’intelligence artificielle tire de notre intelligence collective

À la Fondation Jean-Jaurès, cette frustration nous est restée en tête. Grâce au travail mené avec Arlequin AI – une IA souveraine, conçue par les chercheurs en science politique Antoine Jardin et Hugo Micheron – nous avons enfin pu analyser ces masses de données, autrefois inaccessibles. Cette IA nous a permis de lire, classer, comparer et interroger les réponses de centaines de milliers de Français. Non pas pour « faire parler » la machine à la place des gens, mais au contraire, pour mieux restituer ce qu’ils ont dit. Pour faire de la technologie un outil au service de la démocratie.

Ce travail révèle des choses précieuses. D’abord, une société bien plus raisonnable et nuancée que ce que reflète souvent le débat public. Sur la fiscalité, par exemple, les répondants ne réclament pas tant moins d’impôts qu’une meilleure utilisation des deniers publics. Ils veulent comprendre à quoi servent leurs contributions. Souhaitent que chacun participe à hauteur de ses moyens. Expriment une demande forte d’équité, souvent résumée par deux idées : le rétablissement de l’ISF et un impôt sur le revenu universel, même modeste.

Être davantage associés aux décisions

On retrouve aussi une critique profonde, mais constructive, de notre système démocratique. Là encore, il ne s’agit pas d’un rejet de la République, de ses institutions ou de ses principes. La très grande majorité des participants ne souhaite pas « renverser la table », mais demande à être davantage associés aux décisions. Des référendums plus fréquents, des consultations régulières, une démocratie plus adulte, plus ouverte. Bref, une forme d’exigence démocratique.

Enfin, ce que nous avons vu émerger, c’est une série de consensus trop peu visibles. Laïcité, justice fiscale, protection du modèle social, transition écologique : sur ces sujets, la société française semble bien plus alignée qu’on ne le croit. L’IA, en croisant des millions de mots, nous permet de le voir. Elle nous montre que, loin des polarisations parfois entretenues dans l’arène politique, les citoyens expriment des priorités claires et souvent partagées.

Avec l’IA la démocratie peut aussi s’outiller, s’enrichir, et se renforcer

Oui, ces données datent de 2019. Mais non, elles ne sont pas obsolètes. Les débats sur la fiscalité, la voiture thermique, l’écologie ou la participation démocratique n’ont fait que revenir depuis. Ce que nous voyons, c’est une continuité, une persistance des attentes. Et une colère, encore là, lorsque les réponses tardent à venir.

Ce rapport n’est qu’un point de départ. Il sera prolongé par d’autres travaux, d’autres analyses. Nous l’avons voulu accessible à tous. Parce que nous croyons encore, malgré les désillusions, en la force de la parole citoyenne. Et parce que nous croyons que la démocratie peut aussi s’outiller, s’enrichir, et se renforcer – y compris avec l’IA, quand elle est bien pensée et bien utilisée. Le rapport complet sur les données du Grand débat est disponible gratuitement sur jean-jaures.org, avec les analyses de plusieurs chercheurs et experts associés. ♦

♦ Lire aussi : Une BD pour faire revivre la Convention Citoyenne sur le Climat

*Jérémie Peltier est co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès depuis 2022. Entré en 2012 comme stagiaire, il en a gravi les échelons jusqu’à diriger les études pendant cinq ans. Passionné par l’analyse de la société française et par les mutations de l’opinion publique, il a publié un essai en 2021 intitulé La fête est finie ? Son engagement au sein de la Fondation traduit sa volonté constante de connecter la réflexion intellectuelle au débat démocratique.

Bonus

# Le mouvement des Gilets jaunes. Né à l’automne 2018, marque une rupture majeure dans le quinquennat d’Emmanuel Macron. Parti d’un rejet de la hausse du prix du carburant, il révèle rapidement un mal-être plus profond : celui d’une partie du pays se sentant exclue de la société de consommation et de la prise de décision politique. Des Français des zones périurbaines, dépendants de leur voiture, dénoncent une politique jugée injuste et déconnectée. Les ronds-points deviennent des agoras. Les manifestations s’enchaînent chaque week-end, parfois accompagnées de violences.

Pour tenter de désamorcer la crise, l’exécutif lance un vaste exercice de démocratie participative : le Grand débat national. À travers des rencontres de terrain, des cahiers de doléances en mairie, et une plateforme en ligne, l’État appelle les citoyens à formuler leurs propositions. Si l’opération est saluée pour son ampleur, elle suscite aussi un scepticisme grandissant, faute de suites concrètes.

Aujourd’hui encore, beaucoup de participants estiment que leur voix n’a pas été entendue. L’analyse tardive mais approfondie des contributions numériques vient enfin offrir un début de reconnaissance à cette expression populaire inédite.