Environnement
Dans le poisson, tout est bon !
[je recycle, tu surcycles, ils valorisent – #1]
Longtemps jetées à la poubelle sans le moindre regard, les peaux de poissons font l’objet depuis quelques années de toute l’attention de plusieurs entreprises françaises engagées dans une démarche vertueuse de gestion de déchets.
Nul doute que s’il était encore vivant Jean-Claude Galluchat apprécierait, en connaisseur, le travail de ceux qui, comme Pantuna et Ictyos, s’attellent aujourd’hui à redonner au cuir de poisson ses lettres de noblesse. Mais ce que le gainier* attitré de la marquise de Pompadour et créateur du fameux… galuchat, ce cuir haut de gamme réalisé à partir de peau de requin et de roussette, aurait peut-être du mal à comprendre, c’est la démarche vertueuse dans laquelle ces sociétés s’inscrivent, l’upcycling étant loin d’être dans l’air du temps au XVIIIe siècle.

Et pourtant… c’est en dînant en 2017 dans un restaurant japonais que Benjamin Malatrait, Gauthier Lefébure et Emmanuel Fourault, récents diplômés de l’École supérieure de chimie organique et minérale de Compiègne vont avoir une drôle d’idée. <!–more–>
Une idée née dans un restaurant de sushis
« En voyant le préparateur de sushis jeter toutes les peaux des poissons à la poubelle, on s’est dit en effet que, comme cela se faisait avec les vaches, on pourrait les récupérer pour en faire du cuir ». Ou comment redonner une nouvelle vie à un déchet ! Et les chimistes se mettent immédiatement au travail.
Dès le lendemain, Gauthier Lefébure se rend d’ailleurs dans un restaurant de sushis à côté de chez lui en banlieue parisienne pour qu’on lui mette de côté les peaux. Il en récupère une cinquantaine en une seule journée. Un échantillon suffisant pour faire de premières expériences. « Pendant nos études, se souvient Benjamin Malatrait, on avait vu que les procédés de chimie utilisés pour transformer une peau en cuir pouvaient se faire avec des tanins végétaux. Gauthier est donc allé en forêt ramasser des écorces avec lesquelles il a fait une sorte de thé dans lequel il a mis à tremper les peaux de poissons ».
Réalisés dans le garage des parents, ces premiers tests s’avèrent concluants. « On a en tout cas réussi a réussi à prouver qu’on pouvait stabiliser la matière et que le frein n’était donc pas d’ordre technique ». Pendant ensuite plus d’un an, les apprentis tanneurs s’attachent à « rendre la matière plus résistante, plus souple, plus claire ; accélérer les processus de tannage ; tester différents tanins dans différentes conditions ». Les procédés permettant de transformer la peau de poisson en cuir désormais validés, le trio se lance dans une étude de marché. Avec des questions importantes à la clé. « Le processus peut-il être industrialisé ? Quelle quantité de peaux est disponible ? Ou quelles marques peuvent être intéressées par du cuir de poissons ».

Charte éthique et éco-circularité
Sans attendre les réponses, les trois amis investissent 200 000 euros dans du matériel (essentiellement de tannerie) et créent en 2018 la société Ictyos dont ils ont préalablement défini une sorte de charte éthique. « Ne pas produire de cuirs à partir de poissons exotiques. Être assuré que chaque poisson transformé est issu de la consommation alimentaire. Chercher le circuit le plus direct possible ». Pour respecter cette logique d’éco-circularité, ils organisent même dans un premier temps « une collecte des peaux jetées auprès des Sushi Shop de l’agglomération lyonnaise ».
Les restaurants préférant au fil du temps travailler le poisson prédécoupé (et donc sans peau), Ictyos s’est ensuite tourné vers les éleveurs et les fileteurs. Pour obtenir une matière première quasi inépuisable. « On a calculé que si on récupérait la totalité des peaux de poissons disponibles sur le marché français, cela représenterait cinq fois le poids de la Tour Eiffel. Environ 50 000 tonnes. Et que si on transformait et vendait la totalité, on serait une entreprise de la taille de Google », confirment Benjamin Malatrait et ses amis. Ils n’ont désormais que l’embarras du choix pour leurs « cuirs marins ». Choisi pour montrer que « pour faire un cuir il ne suffit pas de faire sécher une peau », mais qu’il y a un procédé technique derrière, ce terme révèle en effet une incroyable diversité.
Cuirs de saumon, de truite, d’esturgeon, de carpe, de loup
« Théoriquement, on peut transformer en cuir toutes les peaux des poissons qu’on trouve dans nos assiettes ». Et si « le saumon, le plus consommé » est aussi logiquement celui qui est « le plus utilisé par Ictyos », l’entreprise basée à Saint-Fons, dans la banlieue sud de Lyon, propose des cuirs de truite, d’esturgeon, de carpe, de loup ou de silure ! Avec autant d’utilisations possibles que ce qu’il y a de différences de grains, ou autrement dit de motifs (écailles rondes pour le loup, très fines pour la truite, ou carrément peau lisse pour le silure), les cuirs d’Ictyos ont très rapidement trouvé des débouchés.

Ainsi, sur les 100 000 peaux fabriquées chaque année pour quelque 1500 clients, beaucoup prennent la direction de prestigieuses maisons. Piaget pour des bracelets de montre, Zadig & Voltaire pour des portefeuilles, Vaincourt pour des ceintures, Alexander Mc Queen pour des sneakers, etc. Ou se retrouvent, de façon plus surprenante encore, sur les tables de restaurants étoilés comme le Neuvième Art de Christophe Rouré à Lyon… grâce aux protège-menus signés Menu Forest ! Une succès story qu’Ictyos, « seule tannerie au monde dédiée uniquement aux peaux de poisson », a voulu honorer à sa manière en donnant récemment naissance à son propre porte-carte. ♦
*(maroquinier spécialisé dans la réalisation de gaines et d’écrins)
Bonus
# Des sneakers en cuir de thon
À la tête du Groupe Barba, le n°1 français de la transformation de thons, espadons et céphalopodes, Hervé et Benoit… Barba sont les dignes héritiers d’une lignée de mareyeurs dont l’histoire débute dans l’entre-deux-guerres, quand leur arrière-arrière grand-mère, Pascaline Gregori, jusque-là poissonnière à Valras, décide, de s’installer dans les halles de Béziers.
En 2016, la saga familiale va cependant prendre un tour inattendu. Conscients de l’importance de recycler les parties non consommables des poissons travaillés dans leurs usines, les deux frères décident en effet de donner une nouvelle impulsion à la politique RSE de leur entreprise. « Si la plus grande partie de la matière organique était déjà dirigée vers le petfood (nourriture pour les animaux – NDLR), personne ne voulait de la peau qu’il nous restait », raconte Hervé Barba, convaincu qu’il y avait malgré tout quelque chose à faire avec ces déchets vouées à l’équarrissage.
« On a pensé au cuir parce que les Espagnols utilisent pour le thon, l’espadon ou le requin, le terme de « pescados de cuero ». Les poissons cuir, en raison de leur peau qui ressemblent à une peau de mammifère ». Les mareyeurs biterrois, qui n’ont pas de connaissance en tannerie, sont mis en relation avec François Roques. Séduit par l’idée des frères Barba autant que par le fait de se lancer un nouveau défi, le tanneur de Graulhet dans le Tarn part rapidement en recherche et développement.
♦ Lire aussi : Des maisons pour poissons avec les résidus de la sidérurgie
Il faut d’abord résoudre les « problèmes du manque de machines adaptées à la petite taille des peaux (environ 70 centimètres de long pour 25 de large) et de préservation des écailles. En utilisant plus ou moins les mêmes produits que pour les cuirs d’agneau, mais avec des recettes différentes ». Il propose quelques mois plus tard de premiers cuirs de thon. D’abord transformés en bracelets pour l’inauguration de l’usine du Groupe Barba de Villeneuve-les-Béziers.
Après la crise sanitaire, arrivent cette fois des prototypes de porte-cartes, de sacs à main… Puis surtout trois modèles de sneakers associant cuirs d’agneau, de vache et évidemment de thon. Ils sont commercialisés à partir de septembre 2023 par la société Pantuna, fruits de la collaboration des frères Barba et de Francis Roques autour d’un up-cycling d’un nouveau genre. Même si… « en faisant des vêtements avec les peaux des animaux qu’il tuait pour se nourrir, l’homme de Tautavel a été le premier à recycler ses déchets » rappelle en effet François Roques dans un large sourire. ♦
