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Par Myriam Léon, le 7 novembre 2024

Chez Jeanne, un hébergement d’urgence avec vue mer

Le mercredi, c’est réunion de maison dans le tiers lieu solidaire Chez Jeanne ©Myriam Léon

En 2020, l’État a lancé un plan « grande marginalité » et financé des projets inspirés par la stratégie du logement d’abord. C’est ainsi que dans les quartiers sud de Marseille, l’ancienne école de filles de la Madrague de Montredon reprend vie depuis dix-huit mois. Réhabilité, le bâtiment municipal vacant est devenu un espace d’accueil expérimental des personnes au long parcours de rue, avec leurs chiens.

« Se préparer au pire, espérer le meilleur, prendre ce qui vient. » Accoudée sur l’ilot central de la cuisine, Marion se grave dans le bras les mots de Confucius, comme si elle dessinait au feutre. Quand vers 11 heures, ses deux voisins de chambre débarquent pour partager un café, pas peu fière, elle lève le nez de son tatouage pour les inviter à goûter son gâteau au chocolat. Mika décline mais en propose à sa fille, 16 ans, venue lui rendre visite pour les vacances. En revanche, Aymen ne boude pas l’effort culinaire et, dans un sourire illuminé, se sert une belle part.

Le mercredi, c’est réunion de maison Chez Jeanne (pourquoi Jeanne, en bonus), seul rendez-vous formel entre habitants et professionnels du tiers lieu solidaire. Trois résidents font néanmoins défaut, deux sont en centre-ville chez leurs conjointes, le troisième en vacances à Toulouse. Même si les travailleurs sociaux s’emploient à favoriser des temps collectifs, Chez Jeanne joue la carte de la souplesse, afin d’offrir une alternative à la rue à des personnes en grande marginalité, aux prises avec des addictions et des problèmes de santé mentale.

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L’ancienne école de filles de la Madrague de Montredon est devenue un centre d’accueil © Myriam Léon

Des solutions innovantes de mise à l’abri de personnes rétives aux institutions

« En vingt ans de rue, c’est la première fois qu’on me propose une solution légale de logement, résume Marion Pudal, 36 ans, arrivée Chez Jeanne le 21 décembre 2023. Aucune structure n’a jamais voulu m’accueillir avec mes chiens. » L’éternelle punk en a trois qu’elle considère comme ses enfants. Ici, ils partagent sa chambre et profitent des extérieurs par roulement avec quatre autres chiens. Pour éviter les bagarres entre animaux, les résidents sont obligés de se parler pour s’organiser. Donc si chacun a sa chambre, sa bulle privée sanctuarisée, la vie commune s’harmonise autour de règles établies ensemble. Afin d’éviter toute résurgence de la violence propre à la vie à la rue.

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Pour la première fois, les chiens de Marion sont bienvenus dans un hébergement ©Myriam Léon

Entre mer et collines, ce drôle de collectif se structure au sein de l’école de filles désaffectée de la Madrague de Montredon, dans le très chic 8e arrondissement de Marseille. Porté par quatre associations (lire bonus), ce dispositif expérimental a pu être mis en œuvre après avoir emporté un appel à manifestation d’intérêt de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal). En 2020, en recherche de solutions innovantes de mise à l’abri de personnes rétives aux institutions, l’État lance un plan « grands marginaux » (lire bonus)  et finance des expérimentations inspirées par la stratégie du logement d’abord. Une trentaine de projets émergent alors en France.

♦ Lire aussi le portrait de Pauline Deluca, responsable de La Cloche sud

Le défi d’un foncier adéquat

À Marseille, doté d’un fonds d’amorçage de 300 000 euros sur trois ans, le consortium associatif échafaude une nouvelle forme d’accueil collectif. Il a l’appui de la Ville, prête à mettre à disposition une propriété municipale vacante. La première étape, identifier le foncier adéquat, s’avère compliquée. Finalement en juillet 2022, le maire du 8e arrondissement désigne cette école abandonnée.

Avec 390 m2 d’espaces bâtis et 450 m2 de jardin, le bâtiment inspire à l’équipe de Chez Jeanne une inversion du processus habituel. Plutôt que de concevoir un lieu puis d’y intégrer les personnes, les futurs résidents vont collaborer à sa conception. Les équipes mobiles de l’accueil de jour Boués (3e arrondissement), de Nouvelle Aube et de Marss (psy de rue) orientent déjà certains de leurs suivis vers cet espace en devenir, perdu à 45 minutes du centre-ville. La reconstruction de la maison va devenir objet de rétablissement. Tout est à faire : déblayage, réseaux, fenêtres, chambres, salles de bain, cuisine…

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Chez Jeanne et sa vue mer ©Myriam Léon

Consulter sur les usages au moment de la conception

« Pour être dans les clous au niveau sécurité, j’ai fait appel à des entreprises classiques pour la reprise structurelle, l’eau, l’électricité, les portes. Le reste du chantier est devenu prétexte à la rencontre, explique Gauthier Oddo, architecte spécialiste des tiers lieux solidaires. Repeindre les murs périphériques a permis d’ouvrir les portes et de s’ancrer dans le quartier. Les chantiers participatifs ont suscité la rencontre avec d’autres associations et des bénévoles. Ensuite, il y a eu la réflexion sur l’espace intérieur en impliquant les habitants. Les consulter sur leurs usages au moment de la conception a rendu la participation beaucoup plus effective. » Avec une projection limitée à cinq ans, la réhabilitation engendre 160 000 euros de travaux, trois fois moins que d’ordinaire.

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La vue côté colline ©Myriam Léon

En janvier 2024, la maison aux volets bleus compte huit chambres dont deux doubles, deux salles de bain, un vaste et chaleureux salon cuisine, un jardin. Côté mer, Chez Jeanne a quasiment sa plage privée, propice à la décompression, et les calanques, défouloir pour les chiens et leurs maîtres, se trouvent à deux pas.

Bienvenus chez nous

« La maison fait soin, constate Ludovic Mallon, 26 ans, accompagnateur médico-social. Ils vivent en autonomie, moi je viens en tiers en cas de problème et je soutiens le lien avec les partenaires extérieurs qui assurent leur suivi. En gros, je fais l’agenda et quand nécessaire j’accompagne physiquement au rendez-vous. »

Il travaille quatre jours par semaine, partageant les accompagnements avec Marilou le Maire, 24 ans, Chez Jeanne à mi-temps. Tous deux ont pris leur fonction en avril. « Ils nous ont accueillis d’un ‘’bienvenus chez nous’’, se souvient le spécialiste de la réduction des risques. Ils se sont approprié le lieu et savent qu’ils peuvent y rester le temps nécessaire. En s’appuyant sur le pouvoir d’agir des résidents, sans exercer un contrôle du collectif, on réduit les coûts (bonus 3) d’encadrement et les gens avancent, à leur rythme. » Après des décennies de rue, les deux premiers habitants se projettent désormais dans un appartement. De son côté, Marion a décidé d’arrêter complètement la méthadone.

♦ Relire l’article : Contre l’isolement des sans domicile, papote et pétanque

Les consommations se discutent sans interdit ni tabou

Dernier arrivé, Ayman Salhi, 40 ans, a été orienté en juin par l’équipe de psy de rue de Marss. Comme la majorité des résidents, il a d’abord eu du mal à s’installer, à dormir sur place. L’éloignement du centre-ville peut refroidir avant d’être perçu comme une opportunité. Mais Chez Jeanne, l’absence n’est pas sanctionnée. Dès qu’Ayman ressentait l’envie de calme, sa chambre l’attendait. Il a fini par en faire son lieu de répit et a entamé des démarches de retour à l’emploi, accompagné par l’association Working First.

Dernièrement, il a exprimé le désir de substituer le crack par le CBD. Chez Jeanne, les consommations se discutent. L’injection, l’inhalation et la pipe de coke sont limitées aux espaces privés, mais rien n’est interdit ou tabou. Du coup, la réduction des risques peut se penser. En cas de crise, réactifs et experts pour désamorcer les violences, les professionnels de Nouvelle Aube assurent une astreinte de fait.

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Pour Aymen, une chambre comme un lieu de répit ©Myriam Léon

Mika Cavaillès, 42 ans, est travailleur pair dans cette association. « Je suis venu Chez Jeanne en septembre 2023 pour faire des travaux de soudure, comme ça se passait mal dans mon squat d’artistes, j’ai pu m’installer momentanément. J’ai fait un peu le gardien. » Habile de ses mains, il a trouvé dans ce bâtiment un exutoire à idées noires. Quand il se sent mal, il monte une mezzanine dans une chambre, en peint une autre. Dernièrement, les fortes pluies ont inondé la cave où il stocke le fond d’une future ressourcerie, alors il a refait l’étanchéité. « Je trouve de l’or dans les poubelles, les gens jettent de tout. Souvent ça fonctionne, sinon je répare. J’apprends avec des tutos, ça me plaît de ne pas me laisser porter par le système de consommation. J’ai équipé comme ça tous les résidents en téléphones. »

Créer du lien avec le voisinage

L’activité de récupération du bricoleur crée du lien avec le voisinage qui lui amène des objets. Mais pour aller plus loin, Chez Jeanne reçoit parfois le public, le temps d’une porte ouverte, d’une guinguette ou d’un DJ set. « J’étais un peu gêné à l’idée d’inviter des bobos de La Plaine à faire la fête chez des gens aux parcours si difficiles, souligne Ludovic. Mais en fait, leur vie à la rue leur a donné un charisme fou et ils adorent recevoir, raconter le dispositif, rencontrer des voisins qui sont venus à l’école ici. » Avec un espace et de l’envie, d’autres événements devraient suivre. Pour mieux s’inscrire dans le quartier et apporter de la vie à ce bout de côte endormi. ♦

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La maison fait soin, constate Ludovic Mallon, accompagnateur médico social. Ici, le salon. ©Myriam Léon

* Le Groupe Constructa  parraine la rubrique aménagement et vous offre la lecture de cet article *

Bonus

[pour les abonnés] Pourquoi Chez Jeanne ? – Les structures impliquées – Et après ? – Le plan Grande Marginalité –

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# Chez Jeanne. Ce nom vient d’une histoire qui circule dans le quartier : une vieille dame aurait occupé l’école pour servir des repas aux SDF. C’est aussi une référence à la chanson de Brassens où Jeanne ouvre son auberge « aux gens sans feu ni lieu »

# Les structures impliquées

JUST : structure cheffe de file, opérateur du projet, accompagnement médico-social, santé mentale.

Nouvelle Aube : travail social, autosupport, réduction des risques.

YES WE CAMP : transformation de l’espace, pilotage architectural et gouvernance collective.

Marseille Solutions : expertise en innovation sociale, essaimage et capitalisation.

# Et après ? La poursuite de l’expérimentation qui démontre sa pertinence est actuellement en pourparlers avec l’État pour établir un prix journée permettant d’assurer le fonctionnement du dispositif.

Chez Jeanne, un hébergement d'urgence avec vue mer 6# Le plan “Grands Marginaux”. Lancé toute fin 2020, l’appel à manifestation d’intérêt « Personnes en situation de grande marginalité » s’est progressivement inscrit sur les territoires. Il s’agit de proposer des approches d’accompagnement et d’hébergement innovantes pour répondre aux attentes et aux besoins de personnes pour lesquelles les dispositifs existants (hébergement, pensions de famille, logement ordinaire dans le diffus, etc.) ne sont pas ou plus adaptés.

Cette expérimentation sur trois ans vise l’insertion et l’accès à des solutions d’habitat pérenne dans le cadre d’une approche « Logement d’abord ». Ainsi, 39 projets ont été retenus et vont accompagner 1000 personnes sur l’ensemble du territoire pour un budget global de 15 M€ en fonctionnement annuel et de 7 M€ en investissement.