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Par Maëva Gardet-Pizzo, le 11 octobre 2024

Journaliste

Du cinéma dans les quartiers déshérités

Ouverture à l’autre, évasion, partage, souvenirs qui fleurent bon le pop-corn… Difficile d’être exhaustif quand il s’agit de lister les bienfaits d’une séance de cinéma. Mais à environ 10 euros le billet d’entrée , les salles de cinéma ne sont pas à la portée de toutes les familles, surtout dans les quartiers populaires. C’est pour leur permettre d’accéder à ce plaisir si spécial que l’association marseillaise Action Bomayé organise des projections dans des cités du Sud-Est de la France. Comme à Port-Saint-Louis-du-Rhône, où Marcelle était présente. En compagnie d’une partie de l’équipe du film Yo Mama.

Chaises, haut-parleurs, écran géant gonflable, projecteur, bols en papier mâché… En ce milieu d’après-midi, dans la cité des Tilleuls à Marseille, une impressionnante quantité de matériel chemine d’un local situé à l’entrée de la résidence jusqu’à un camion de location garé quelques mètres plus haut. À la manœuvre : quatre bénévoles de l’association Action Bomayé. « On est en sous-effectif aujourd’hui », souffle Hajar, seule salariée de la structure.

Créée en 2017, l’association commence par organiser des maraudes alimentaires. Elle pivote ensuite pour nourrir les esprits plutôt que les ventres. C’est ainsi qu’elle se met à piloter les Dictées pour tous à Marseille.
En 2021, elle embarque dans une nouvelle aventure : la projection de films de cinéma, parfois en présence des acteurs et réalisateurs. Des opérations qu’elle complète « de formations sur le scénario, des stages de cascade et aussi des ateliers de maquillage avec effets spéciaux qui permettent de sensibiliser les jeunes sur le sujet des violences qu’ils peuvent voir dans les films. On leur fait comprendre que ce qu’ils voient, ce n’est pas la vraie vie », explique Hajar qui embarque maintenant dans le camion fraîchement chargé. À côté d’elle, au volant : le fondateur de l’association, Ismaël Cousin.

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Dans le gymnase de Port-Saint-Louis du Rhône, les habitants ont de nombreuses questions à poser à l’équipe du film Yo Mama. @MD

Moments suspendus

« Je suis né à Marseille, et j’ai grandi dans plusieurs quartiers populaires. J’ai été élevé par une femme seule. Les fins de mois étaient difficiles. Ce que vivent les jeunes que l’on rencontre, je l’ai vécu. Mais ce qui a changé ma vie, c’est d’avoir pu baigner dans des milieux très différents. Scouts orthodoxes, claquettes, solfège, pelote basque, taekwondo, boxe… Cela m’a permis de rencontrer des personnes de tous les milieux, de tous les univers », explique celui qui a été vingt ans officier de police judiciaire, avant de se mettre en disponibilité pour se consacrer à son association, il y a quelques semaines seulement. Parmi ces univers qu’il découvre, il y a celui du cinéma. Il y a noué des contacts en région parisienne. Et c’est ainsi que naît l’idée d’une première projection de film dans les quartiers nord de Marseille.

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« C’était un peu rocambolesque », se rappelle-t-il une main sur le volant, l’autre qui ponctue ses propos. Un aller-retour en pleine nuit pour récupérer du matériel à Paris. Un écran qui se dégonfle. Des problèmes de sons… « Mais on l’a fait. On est venus avec l’équipe du film, plusieurs acteurs… ». Et la magie a opéré. « Le cinéma réenchante les imaginaires. On vit des moments suspendus. Les gens pensent à des choses auxquelles ils n’auraient jamais pensé autrement. Cela crée des débats ». D’autant plus nécessaire dans les quartiers nord de Marseille que l’offre culturelle y est maigre, notamment en matière de cinéma.

Alors qu’ils comptent un total de 246 000 habitants, les quatre arrondissements qui constituent ces quartiers ne disposent que d’une seule salle de cinéma. Une salle de taille modeste et difficilement accessible en transports en commun. Quant aux grandes salles du centre-ville et des alentours de Marseille, elles pratiquent des prix qui freinent souvent les familles. Or ces dernières sont ici nombreuses à vivre en dessous du seuil de pauvreté.

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Les équipes de Yo Mama, d’Action Bomayé et de la Maison pour tous L’Envolée @MD

Direction Port-Saint-Louis du Rhône

Alors après cette première projection, Ismaël a réitéré. À Marseille puis au-delà. Comme aujourd’hui, alors qu’il conduit le camion sur la longue route menant à Port-Saint-Louis du Rhône, longeant les interminables plaines camarguaises. Les cheminées des industries de l’étang de Berre en arrière-plan.

Une heure plus tard, le camion se gare au pied de la cité Le Vauban, où des mères de famille attendent, serrant leur veste contre elles pour se protéger du mistral. À l’intérieur de la Maison pour tous du quartier, des ados jouent à des jeux vidéo tandis que dans une salle attenante, des femmes partagent un thé à la menthe et des biscuits. Pendant ce temps, l’équipe d’Action Bomayé cogite. Le vent est tel que la projection prévue en plein air est impossible. On l’a déjà reportée deux fois à cause du mistral. Il faut une solution de repli. Ce sera le gymnase, à douze minutes à pied. « J’espère que les familles vont se déplacer jusqu’à là-bas », souffle Hajar.

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Avant la projection, on échange avec l’équipe du film. Micro en main, Ismaël Cousin joue les chauffeurs de salle. @MD

Loin de tout

Dans le gymnase il fait bon. Les mamans arrivent petit à petit avec leurs enfants qui courent, sautent, grimpent. Faisant crisser leurs baskets contre le parquet. Pendant ce temps, les équipes d’Action Bomayé et de la Maison pour tous se pressent. Il faut tout installer.

Puis voilà l’équipe du film Yo Mama, qui sera diffusé dans quelques instants, qui arrive : le réalisateur, Amadou Mariko, et deux acteurs, Diamadoua Sissoko, 17 ans, accompagné de sa mère, et Akim Chir. Celui-ci entame une discussion avec les mamans posées sur un banc à l’entrée du gymnase. On parle Maroc, temps de vol, Algérie. Pas tous les jours que des figures du grand écran descendent jusqu’ici.

« C’est très calme ici, pour ne pas dire mort, observe Amina qui a vécu à Port-Saint-Louis du Rhône avant de déménager à Istres. Mais la ville s’occupe bien des enfants », nuance-t-elle. « Pour une petite ville, c’est pas mal, confirme Bouchra qui a quitté la région parisienne pour s’établir ici. Mais on est isolés. C’est très mal desservi. Il y a des bus pour Arles mais l’été il n’y en a presque plus. Il faudrait une gare... » « Avant, il y en avait une, lui répond Fatima. Mais ils l’ont enlevée. La clinique, c’est pareil. Et on avait quatre pharmacies, il n’y en a plus que deux ».

Djibril Diamé, président de la Maison pour tous, explique que le quartier a depuis peu réintégré la carte des quartiers politique de la ville qu’il avait quittée en 2014. « Il y a de grosses problématiques d’accès à l’emploi ici. Et la mobilité est un vrai frein ». La commune veut renforcer son offre culturelle. Ce premier partenariat avec Action Bomayé et la Maison pour tous va en ce sens, comme l’explique le maire, Martial Alvarez, présent sur place.

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Comme à Marseille, la projection a suscité l’engouement des habitants. Une centaine de personnes ont fait le déplacement, malgré le mistral @MD

Un engouement à toute épreuve

En quelques dizaines de minutes, la salle s’est bien remplie. « Une centaine », estime Hajar. Des femmes, beaucoup. Des enfants, des ados. Confirmant l’engouement que suscitent ces projections, comme c’est le cas à Marseille, y compris dans des quartiers particulièrement sensibles. « L’an dernier, à la cité La Paternelle qui était très en souffrance à cause des trafics, on a accueilli 140 participants, se rappelle Hajar. Les gens étaient contents de pouvoir passer du temps en bas de leur immeuble, sans peur ».

Devant le public, Ismaël Cousin joue les chauffeurs de salle. « Vous savez d’où ils viennent ? », harangue-t-il en désignant l’équipe du film. « Ils viennent de Paris ! Spécialement pour vous ! ». S’ensuit un jeu de questions-réponses mené par Hajar, sur les métiers du cinéma et la fabrication d’un film. Puis extinction des feux. Le film peut commencer. Le topo : des mamans qui se lancent dans le rap afin de rétablir la communication dans leur foyer.
Dans l’ombre, des bénévoles de la Maison pour tous distribuent quelques ravitaillements : petits fours. Boissons. Et évidemment, pop-corn.

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À l’aller comme au retour, un fastidieux travail logistique occupe les bénévoles. @MD

« Croyez en vos rêves »

Une heure cinquante plus tard, les lumières se rallument. Les paupières des enfants semblent plus lourdes. Leurs têtes blotties contre les épaules de leurs mères. De nombreuses questions sont posées à l’équipe du film. Comment Diamadoua Sissoko parvient-il à concilier sa jeune carrière d’acteur avec ses cours ? Comment a-t-il été recruté ? Où trouve-t-on l’idée d’un film ? Ce à quoi Amadou Mariko répond qu’on a « tous une histoire à raconter », avec une poésie qui nous est propre. Hajar et Ismaël s’évertuent à faire comprendre à l’assistance que tout est possible. « Croyez en vos rêves », lance Hajar. Tandis qu’Ismaël donne aux parents des conseils pour que leurs enfants puissent exprimer tout leur potentiel.

Dehors, le vent n’a pas faibli. Sous la nuit étoilée, une bande d’adolescents est attroupée autour de Diamadoua Sissoko. Ils lui réclament un freestyle de rap. Le jeune acteur hésite mais finit par se prêter au jeu, assisté d’un morceau de musique lancé sur ton téléphone. Les jeunes sont scotchés. Bouche bée. Les têtes se balancent en rythme. Subjugués. Puis ça crie. Ça applaudit. « Wouah, wouah, wouah ». Les selfies s’enchaînent. On échange ses comptes Instagram. « Vous pouvez venir en vacances ici. C’est sympa. On vous emmènera au toro-piscine », propose même une jeune fille à la mère de Diamadoua Sissoko.

Puis tout ce petit monde finit par s’éclipser, ne laissant sur place que les équipes d’Action Bomayé et de la Maison pour tous.
À nouveau, les bénévoles chargent le camion. Il leur faudra une bonne heure pour en venir à bout. À près de minuit, il n’y a pas que les paupières des enfants qui s’alourdissent.

Ne reste alors qu’un gymnase vide devant lequel Djibril et Soraya, coordinatrice de la Maison pour tous, se repassent le film de la soirée. Et Soraya de conclure : « ça va les marquer pour toute leur vie cette soirée, hein ? ».♦

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Après la séance, session photos et échanges d’Instagram entre le jeune acteur Diamadoua Sissoko et les jeunes de Port-Saint-Louis du Rhône. @MD

Bonus

[pour les abonnés] – Bomayé, kezako ? – Les chiffres d’Action Bomayé – Des projections mais aussi des ateliers – Les financements, européens notamment –

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  • Quelques chiffres – En 2023, plus de 5 200 personnes ont bénéficié des actions de l’association (autour du cinéma, dictées, aide aux devoirs dans les locaux de l’association situés aux Aygalades à Marseille). Quant à l’équipe d’Action Bomayé, elle compte une salariée qui épaule Ismaël Cousin, ainsi qu’un réseau d’une quarantaine de bénévoles plus ou moins actifs. S’y ajoutent généralement deux services civiques et parfois un alternant.
  • Plusieurs actions autour du cinéma – Au delà des projections, l’association propose des formations au court-métrage et au scénario pour les jeunes décrocheurs. Pour eux, c’est l’occasion de raconter leur vie, leur quartier, par delà les préjugés. Dans le cadre de ce projet, la structure a collaboré avec la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, assistant à des master class. Les jeunes ont pu rencontrer des acteurs comme Sofiane Zermani, aussi connu sous son nom de rappeur Fianso. Depuis 2023, Hajar a mis en place des stages de cascade.
  • Programmes européens – Action Bomayé bénéficie de financements européens dans le cadre d’un programme Erasmus +. Dans ce cadre, elle a noué un partenariat avec un homologue grec autour d’un festival de courts-métrages pour sensibiliser aux enjeux environnementaux. Cela permet de mettre en place des échanges de jeunes entre Marseille et Athènes, de même qu’un partage de savoir entre les deux structures.

♦ Lire aussi : Tickets suspendus au cinéma Les Variétés

  • Pourquoi “Action Bomayé ? – “Bomayé” (“Tue-le” en lingala) fait référence aux acclamations reçues par Mohamed Ali – personnage qui a beaucoup marqué Ismaël Cousin – lors d’un combat au Zaïre contre George Foreman. “Derrière ce mot, dans ce contexte [le pays a souffert de la colonisation belge, ndlr], il y a l’idée de tuer l’oppression, la ségrégation“. Et les inégalités. Ce qu’Action Bomayé s’évertue à faire, avec de la culture plutôt que des gants de boxe.
  • Financements – Pour financer ses actions, notamment l’achat de matériel et les frais de déplacement des acteurs et réalisateurs, Action Bomayé dispose de subventions européennes, nationales, métropolitaines et municipales. Elle est aussi soutenue par des fondations privées comme La Fondation de Marseille, celles de Deloitte et de BNP Paribas.
  • Et après ? – À l’avenir, une fois l’association renforcée à Marseille et dans les alentours, Ismaël Cousin aimerait voir essaimer le concept partout en France.