AlimentationÉducation

Par Maëva Gardet-Pizzo, le 28 mai 2025

Journaliste

Une Classe Dehors pour mieux nourrir Marseille

[cet article fait partie du programme Éducation aux Médias et à l’Information développé par Marcelle]

Accompagnés de leur professeur de philosophie, des lycéens des quartiers nord de Marseille ont enquêté toute l’année sur la manière dont leur ville peut regagner en souveraineté alimentaire. Une enquête au grand air riche de rencontres et de découvertes, qu’ils ont restitué au fil d’une balade commentée, à l’occasion des Rencontres internationales de la Classe Dehors.

90% de notre nourriture importée. 90% de notre production alimentaire exportée. 25% d’agriculteurs en moins depuis 2000 à Marseille… Sur scène, éclairée par les projecteurs, Astrid débite ses chiffres le regard fixe, l’air assuré, ravalant les signes de stress qu’elle laissait échapper en répétition, quelques minutes plus tôt. À ses côtés, sept camarades de classe, tous des garçons, qui se repassent mentalement la partie du discours qu’ils auront à prononcer.

Derrière les lycéens, une petite trentaine de personnes, majoritairement issues du secteur de l’éducation. @MD

Du 9.3 à Marseille

Il est 9 heures au ZEF. Et c’est ici que débute la balade commentée concoctée par cette classe de CPES du lycée Antonin Artaud (13e). Une balade censée restituer l’enquête qu’ils ont menée tout au long de l’année sur le thème : Mieux nourrir Marseille. Marchant dans les pas d’une autre classe, filmée elle par le réalisateur Geoffrey Couanon, présent ce jour, pour son documentaire Douce France (bonus).

Douce France relate l’enquête menée par une classe d’un lycée de Seine-Saint-Denis à propos d’un gigantesque projet de parc de loisirs dont l’installation impacterait les terres agricoles. Lorsque le réalisateur rencontre le Bureau des guides, qui organise des balades à visée d’éducation populaire à Marseille, naît l’envie de reproduire l’expérience ici. « Il y a beaucoup de similitudes entre les jeunes du 93 et de Marseille. La plupart n’ont jamais vu d’agriculteurs, ils ont beaucoup d’idées reçues sur ces sujets », observe le réalisateur. Reste à trouver la bonne classe, et surtout le bon professeur.

♦ (re)lire l’article : D’un bac pro à Polytechnique

Liberté pédagogique

Jardinier, auteur d’un livre sur la cuisine et professeur de philosophie (Pourquoi philosopher en cuisinant, aux éditions Aléas), Marc Rosmini fait vite figure de candidat idéal. D’autant qu’il officie dans une classe à nulle autre pareille. « La CPES,

explique-t-il, ce sont des jeunes titulaires d’un bac pro qui visent l’entrée en écoles d’ingénieurs ». Avec eux, il dispose d’une liberté académique totale. Et peut les sortir à volonté. « On a un proviseur qui nous permet cela. Il a même accepté qu’on aille marcher en pleine nuit pour visiter le Marché d’intérêt national des Arnavaux ».

Au début, l’idée d’enquêter sur l’alimentation est accueillie tièdement par les élèves. « Ils étaient plutôt intéressés par les jeux vidéo ou les voitures », se rappelle Marc Rosmini. Le sujet leur paraît lointain. « On était un peu sceptiques », reconnaît Astrid. Mais Geoffrey Couanon invoque leurs souvenirs de famille. Et des histoires de champs remontent soudainement à leur mémoire. Des histoires écrites au Cameroun, en Irak. Dans l’Hérault ou en Kabylie. De sorte qu’ils commencent peu à peu à s’approprier le sujet.

cpes-artaud-classe-enqueteUn territoire tout en contrastes

Le discours d’introduction ayant été achevé dans la petite salle du théâtre, les élèves et leur public – une trentaine de personnes du secteur de l’éducation majoritairement – s’acheminent jusqu’à une butte arborée, à quelques enjambées seulement. « Installez-vous sur les rochers », suggèrent les élèves. Debout, des tours en arrière-plan, Hamza, avec une gouaille toute marseillaise, empoigne le micro.

« J’habite pas loin d’ici, dans le quartier de la Paternelle. Je venais tous les jours faire mes courses au Carrefour, juste là. Enfin, pas tous les jours, mais vous m’avez compris… Pour moi, c’était un quartier comme un autre. Mais j’ai découvert qu’on avait aussi toute cette verdure, ces pâturages. Et ça… c’est beau ! ».

Rencontres apprenantes

La balade se poursuit d’un point de verdure à un autre, au milieu des quartiers. Des jardins d’immeubles. D’anciens domaines, vestiges du passé agricole de Marseille. Le long de sentiers truffés de figues, de grenades, de roquettes et autres épinards sauvages. Les élèves prennent tour à tour la parole. Tandis qu’un haut-parleur diffuse les paroles des personnes rencontrées au fil de l’année.

Il y a Jeff, paysan, qui expliquait à ses jeunes intervieweurs que « la vie du sol est le grand déterminant de comment se porte la vie en général ». S’y ajoutent les voix de Florence, maraîchère. D’Aïcha Sif, adjointe au Maire en charge de l’agriculture urbaine et de l’alimentation. De Karim Guemari, président de l’Après M…

Avec une mention spéciale à Yazid Bendaif, cet habitant des quartiers Nord, infatigable militant des jardins urbains, que les jeunes ont pu rencontrer peu avant son décès, en mars dernier. « Yazid avait 40 m² de terrains et il a vécu pendant neuf ans en autosuffisance, sans acheter le moindre fruit ou légume. Avec sa femme Samia, ils nous avaient cuisiné des sortes de gaufres aux légumes qui étaient délicieuses », se souvient Ylan. Les élèves gardent aussi le souvenir d’un citron confit, « tarpin bon ! ». Malgré une santé fragilisée par des emplois pénibles, Yazid était aussi à l’initiative de nombreux jardins partagés. Le genre de rencontre qui montre que tout est possible.

♦ Lire aussi : Un archipel d’initiatives pour tendre vers l’autonomie alimentaire

Enquête de terrain

Au cours de la balade, les élèves choisissent également de faire une halte devant une supérette repérée au début de leur enquête. Le propriétaire leur a expliqué qu’il se fournissait au Marché d’intérêt national, vaste machine que les jeunes ont pu visiter. Suscitant nombre de questionnements.

« On y est allés, il était 4 heures du matin. Oh, c’était dur !, souffle Hamza avec une pointe d’ironie. On a rencontré des personnes qui étaient divisées en deux parties : d’un côté le carré des producteurs et de l’autre, les grossistes ».

Et Younes de compléter : « La question qu’on s’est posée était la suivante : comment se fait-il que la Belgique et les Pays-Bas soient les plus gros producteurs d’Europe alors qu’ils ont mauvais temps ? C’est comme ça qu’on a découvert qu’ils cultivent les légumes dans des serres et hors-sol ». Hors-sol ? Hamza en a une définition bien à lui « On met du coton. Des produits chimiques. Un peu de magie. Et hop ! ».

Il savoure l’amusement qu’il a fait naître dans l’assistance avant de poursuivre sur la concurrence que ces pratiques font peser sur les producteurs locaux. Et sur leur moindre qualité nutritive. Michel, autre élève de la CPES, partage ensuite sa surprise. « Je me suis fait greenwashé ! Je pensais que tout était bio au MIN. C’est faux ! Quand on achète, on se dit que ce n’est pas si grave mais en vrai, cela joue un grand rôle sur la terre ».

classe-dehorsUne dimension politique

De quoi bousculer leurs pratiques alimentaires ? « Le problème, c’est que le bio est cher », analyse Astrid. « On peut se dire que quand on aura un bon salaire, qu’on sera ingénieur, on pourra se permettre d’acheter bio. Mais ça ne résoudra pas le problème, car il y aura autant de gens qui souffriront de mauvaise alimentation. Il faut que le gouvernement agisse. Marseille, c’est une communauté, il faut inclure tout le monde. Il faut travailler sur le patrimoine culturel et trouver des solutions pour rendre une bonne alimentation accessible à tous ».

Les solutions, les lycéens se sont penchés dessus, justement. La sécurité sociale alimentaire a été évoquée. L’éducation alimentaire aussi, dès le plus jeune âge. Tandis que Marc tient à souligner une autre arme à ne pas négliger : le vote, qu’il s’agisse d’alimentation… ou d’éducation. Rappelant qu’il faut des moyens pour que des dispositifs comme La Classe dehors puissent perdurer et se développer.

Une classe non seulement plus en phase avec les besoins physiologiques des jeunes. Mais aussi plus à même de leur permettre d’expérimenter ce qu’est la citoyenneté. Car elle revêt une dimension politique en les conduisant à se réapproprier son territoire. « J’ai grandi ici pendant dix-neuf ans et je n’avais jamais pensé me promener dans la verdure. Je ne savais même pas que ça existait, confie Astrid. Il n’y a rien pour nous signaler ces espaces. Mais maintenant, je me rends compte maintenant que ces espaces font partie de notre identité. Et ça, ça fait vraiment plaisir ».

♦ Lire aussi : Les collégiens ignorent leur aptitude à fabriquer avec les mains

S’approprier son territoire, se donner les moyens d’agir

S’approprier ces territoires et les enjeux qui les habitent, c’est aussi une manière d’en redevenir pleinement acteur. Et les jeunes ne manquent pas d’idées d’engagement.

À la toute fin de la balade, ils listent les moments marquants de l’année, les lieux qu’ils ont préférés. L’Après-M est cité à plusieurs reprises. Des élèves ont participé à une de ses distributions alimentaires et aimeraient renouveler l’expérience à l’avenir. Ils ont aussi commencé à travailler avec le fast-food solidaire sur la conception de sauces à partir de fruits et légumes de leur terroir.

Et il semble que leur travail ait fait des émules. « Le proviseur était là aujourd’hui et cela lui a donné envie d’améliorer notre autonomie alimentaire à la cantine. Une réunion est prévue avec les élèves, lui, l’intendant de la cantine et moi », sourit Marc Rosmini.

En face, les spectateurs de la déambulation semblent charmés. Sur un banc, une dame venue des quartiers sud, la soixantaine, souffle à son mari : « On ira avec les enfants à l’Après M, hein !? » ♦

Bonus

[pour les abonnés] – Le concept Classe Dehors – Podcasts et émissions radio sur cette expérience – Prochain sujet d’enquête : la prison des Baumettes – <!–more–>

# La Classe dehors – Stimulation sensorielle, lutte contre la sédentarité, ouverture au monde… le concept de Classe Dehors a de nombreuses vertus qu’expérimentent certains professeurs, en France comme à l’étranger. Notre journaliste Audrey Savournin avait écrit à ce propos un article à retrouver par ici.

# Podcasts et émission radio – Vous auriez aimé être une petite fourmi et vous glisser parmi les élèves lors de leurs rencontres tout au long de l’année ? Et bien sachez que tous les échanges ont été enregistrés et sont à retrouver en podcast par ici. Vous pouvez aussi les écouter sur Radio Grenouille.

# Les Baumettes – Après avoir présenté leur enquête aux participants des Rencontres internationales de la Classe dehors, les élèves de la CPES du lycée Artaud s’apprêtent à en faire autant devant des détenus de la prison des Baumettes. Pour qu’eux aussi puissent s’approprier ces enjeux, et exprimer leur point de vue.

 

♦ Version radio avec Raphaëlle Duchemin (France Info / Europe 1 / BFM)