ÉconomieSolidarité

Par Marie Le Marois, le 11 avril 2024

Journaliste

Comment Café Joyeux conjugue inclusion et rentabilité

Café Joyeux est la première famille de cafés-restaurants solidaires et inclusifs, qui emploient des jeunes en situation de handicap mental et cognitif. Ici l'équipe de Marseille, avec le fondateur Yann Bucaille @DR

En France, environ 700 000 personnes seraient atteintes d’autisme et 35 000 de trisomie 21*. Nombre d’entre elles se retrouvent, à l’âge adulte, sans emploi et isolées. Et peu travaillent en milieu ordinaire. Pour y remédier, Café Joyeux essaime ses cafés-restaurants, qui emploient et forment des jeunes. Sept ans après sa première ouverture à Rennes, lenseigne à la tête tout sourire, créée par Yann Bucaille, a inauguré ses 21e et 22e cafés, à New-York et… Marseille. Les prochaines implantations ? Angers et Strasbourg.

Plateau à la main, café et jus d’orange posés dessus, Félicien arbore un large sourire. « Sans mentir, je suis très content », confie-t-il à Anne Ogereau, la manageuse du Café Joyeux de Marseille. Le jeune garçon est l’un des sept équipiers – nom donné aux salariées en situation de handicap.

Deux tables plus loin, Baudouin sert une cliente. Il a oublié de dire la phrase rituelle : « Passez un joyeux moment ! ».  Cet oubli n’a aucune importance au regard de ses progrès rapides. Effacé et timide, le jeune homme, qui vit à L’Arche d’Aix, s’est métamorphosé dès son quatrième jour au restaurant. « Il aide les autres, parle un peu plus », se réjouit la manageuse, qui a travaillé pour Café Joyeux à Paris Opéra, Bordeaux puis Lyon, avant de venir à Marseille. Ce nouvel établissement, détenu par la fondation Émeraude Solidaire créée par Yann Bucaille et sa femme Lydwine en 2010 (bonus), permet lemploi de onze personnes, dont sept en situation de handicap mental et cognitif. 

Café Joyeux à New-York 

Café Joyeux emploie 14 équipiers

La semaine précédente, le 21 mars, Yann Bucaille, le fondateur, inaugurait le Café Joyeux de New-York, qui a embauché 14 équipiers. C’est le vingt-et-unième de la marque et le quatrième à l’étranger avec Lisbonne, Cascais et Bruxelles. « Un symbole énorme », souligne l’entrepreneur parisien, qui a fait de l’inclusion son combat. Le café est en effet aux pieds d’une tour, au centre de Manhattan et du monde de la finance. « On vient remettre la fragilité au cœur de la cité et la cité dans ce qu’elle a de plus beau, car il faut le meilleur pour nos équipiers », insiste-t-il avec force. Et d’ajouter que le projet est « de rendre visible la différence ». Mais aussi « d’ouvrir les cœurs » par la rencontre. Depuis 2017, 400 personnes ont rejoint laventure Café Joyeux, dont 190 personnes en situation de handicap mental et cognitif.

♦ (re)lire Une ancienne gare transformée en école-auberge pour jeunes handicapés

Sept ouvertures prochaines

Félicien, un des équipiers du Café Joyeux Marseille

Les cafés d’Angers et de Strasbourg ouvriront prochainement leurs portes, ainsi qu’un nouveau ‘’Café Joyeux Inside’’ en entreprise. Ce nouveau modèle, déjà éprouvé par Canal + et le Crédit Agricole, contribue à l’inclusion professionnelle et favorise le changement de regard sur le handicap. Sont prévus plus tard Lille et Toulouse. Depuis le début de l’aventure, aucun café-restaurant n’a fermé, « excepté un à Paris, mais il était éphémère », précise Yann Bucaille. Le modèle économique fonctionne, prouvant qu’il est possible de conjuguer inclusion et rentabilité. Au bout de sept ans d’existence, le bilan financier sera à l’équilibre fin 2024. Sa réussite repose sur une recette finement élaborée. 

Une équipe bénévole pour chaque projet

Toutes les cuisines des Cafés Joyeux sont ouvertes @Marcelle

D’abord, toute ouverture d’un café est conditionnée par une équipe pilote locale. C’est elle qui trouve l’emplacement et effectue la levée de fonds auprès de donateurs : familles fondations, entreprises, etc. Entre 400 000 et 900 000 euros sont nécessaires, notamment pour le droit au bail, les travaux. Mais aussi le fonds de roulement – la direction estime en effet qu’un Café Joyeux est à l’équilibre au bout de trois ans.

À Marseille, huit personnes se sont mobilisées bénévolement pour mener à bien le projet, en plus de leur travail. « Presque quatre ans d’engagement », précise Bérénice de Foresta, l’une d’entre elles. L’équipe-pilote a mis « plus de temps que prévu, à cause du Covid » et des contraintes. Pour répondre au cahier des charges, il a fallu en effet trouver un « emplacement premium, de plainpied, avec du passage, accessible pour les équipiers, pas loin d’un métro et avec une salle de repos à l’étage ». Maintenant que le Café Joyeux de Marseille a ouvert ses portes, l’équipe-pilote se retire.

Un emplacement de choix et une identité lumineuse

Chaque café-restaurant a son corner avec les cafés de spécialité. @Marcelle

Outre l’emplacement de choix, chaque café-restaurant est aménagé sur le même modèle : du jaune – couleur de la joie -, de beaux matériaux comme le bois brut et une déco chaleureuse signée Maison Sarah Lavoine. « On veut que ce soit qualitatif et beau, car la beauté est pour tous », insiste Yann Bucaille. Au menu, des petits plats frais, de saison, simples à cuisiner. Et des recettes maison élaborées par Thierry Marx et préparées sur place.

Il y a  aussi du thé et du café de spécialité, en grains, en capsules et moulu. Torréfié à Strasbourg dans un atelier ordinaire, il est conditionné par 30 personnes en situation de handicap à Paris. Il est vendu par ailleurs dans un corner du café. Et, depuis peu, dans les grandes surfaces, dont Carrefour. 100% des bénéfices sont reversés pour l’embauche de nouveaux équipiers Joyeux. Enfin, au beau et bon, le vrai : ’’parce qu’au Café Joyeux, personne n’est parfait’’, indique le livret de présentation.

Signaler la singularité ?

Les baskets des salariés sont dépareillées jaunes et noires, référence à la différence que le Café Joyeux entend valoriser @DR

Yann Bucaille et ses équipes ont longtemps hésité à signaler la particularité de l’entreprise sur les devantures. Car certains clients peuvent être décontenancés, comme ce monsieur reparti aussitôt la porte franchie. « Il est revenu trois jours plus tard, il n’en avait pas dormi de la nuit », se réjouit ce père de quatre enfants. En effet, si le handicap avait été affiché, ce monsieur ne serait jamais rentré.

Finalement, Café Joyeux a donc choisi de rester un restaurant ordinaire, comme les autres. Sur les Champs-Elysées, autre symbole et haut lieu touristique, 600 tickets/jour sont vendus. Un chiffre conséquent qui force le respect de Yann Bucaille : « L’équipe assure ! »

Centre de Formation des Apprentis Joyeux

Comment Café Joyeux conjugue avec succès inclusion et rentabilité 3
Eloi, en contrat d’apprentissage et en CDI @Marcelle

À l’annonce de l’ouverture d’un café, la direction reçoit de nombreuses candidatures spontanées de jeunes adultes. Plus que les compétences, elle recrute leur envie d’apprendre et de travailler. Café Joyeux s’occupe de former ceux qui en ont besoin. Depuis deux ans, la marque sest lancée en effet dans une expérience unique en France : proposer, via le Centre de Formation des Apprentis Joyeux (CFAJ) lancée en 2021, une formation adaptée à ses équipiers, couronnée par un diplôme d’ « Agent polyvalent de restauration » reconnu par l’État.

« Ce centre est hors les murs, nous intervenons directement dans les cafés et faisons appel à des jurys extérieurs », détaille la formatrice, Marie Duhot. Et d’ajouter : « Nous les aidons également à mettre du sens dans leurs pratiques : pourquoi il faut se laver les mains, d’où vient le café, comment on accueille les clients, etc. La formation est adaptée, notamment avec des tablettes dotées de pictogrammes pour leur faciliter la lecture ». Parmi les sept équipiers à Marseille, quatre sont en formation. 

♦ ‘’En 2025, l’objectif est de former 200 personnes en situation de handicap au sein du Centre de Formation des Apprentis Joyeux

“Avec ce CDI, ils peuvent avoir la même vie que tout le monde”

Après un stage de préembauche d’un mois – qui permet à chaque partie de se dédire -, les jeunes signent un contrat de travail en CDI. « Ils peuvent ainsi louer un studio, acheter un scooter… Avoir la même vie que tout le monde », souligne Marie Duhot. « C’est vraiment l’idée des Cafés Joyeux : qu’ils prennent leur envol. L’idée est aussi qu’ils soient un tremplin pour que les équipiers travaillent ailleurs ». Spécificité joyeuse, ils peuvent être en CDI et apprentissage.

Le dernier ingrédient pour réussir la recette Café Joyeux est une équipe d’encadrants de qualité – appelés les skippers. Yann Bucaille les voit comme des héros, car au défi de faire tourner le restaurant, il faut – « petit détail », plaisante-t-il – gérer les équipiers. À Marseille, comme ailleurs, ils le font avec beaucoup de bienveillance et d’indulgence, comme Julien, qui montre à Eloi comment tartiner le pain pour les croque-monsieur. L’étape d’après ? Ouvrir 25 établissements en 2025 et employer 300 équipiers. ♦

*Sources : Inserm pour les personnes souffrant d’autisme et Trisomie21.org pour les personnes porteuses de trisomie (étude ici)

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Bonus

# Le fonds de dotation Émeraude Solidaire a créé l’entreprise sociale Grain de Moutarde pour exploiter les Cafés Joyeux. Il est titulaire de la marque Café Joyeux.

Émeraude Solidaire propose également une journée en mer ‘’pour larguer les différences’’. Les navigations sont proposées entre Saint-Malo et le Cap Fréhel, à bord d’Ephata, un catamaran géant de 60 pieds. Les marins embarquent malades, handicapés, estropiés, paralysés, gens de la rue, réfugiés, prostituées, prisonniers, « mais tous avec un cœur grand comme ça ! », et une équipe de bénévoles. Plus de 70 sorties et 1000 invités par an depuis 2012. 

Le fonds soutient parallèlement une cinquantaine d’associations pour des causes variées comme la réinsertion, les interventions d’urgence, l’accompagnement de personnes malades ou exclues, des fermes et écoles agricoles en Afrique… 

# L’idée du Café Joyeux est née en 2013. À bord du catamaran Ephata, Théo, jeune autiste de 20 ans, s’adresse à Yann Bucaille : « hey capt’ain, il paraît que t’es patron… t’as pas un métier pour moi ? »