ÉconomieSociété

Par Marie Le Marois, le 3 avril 2025

Journaliste

Comment réconcilier les femmes avec l’argent ?

@DR

En 2025, les femmes restent victimes de mécanismes invisibles qui les appauvrissent et empêchent leur indépendance financière. À Marseille, elles peuvent parler librement de leur rapport à l’argent à l’occasion des Cafés Fric – un espace dexpression gratuit, anonyme et encadré. Créé en 2022 par Fabienne Dupuij, coach et formatrice financière, ce concept permet de lever les tabous qui lestent ce sujet sensible. Afin que l’argent soit une ressource à la disposition des projets de chacune.

Clara ne sait pas trop pourquoi elle s’est inscrite au Café Fric (détails en bonus). Mais le slogan de ce rendez-vous mensuel l’a interpellée : ‘’L’argent sépare, en parler répare’’. À moins que ce soit le thème du jour – ‘’Les femmes et l’argent’’. Elle sent « un truc qui cloche dans sa vie » et voudrait le creuser. Après vingt-cinq ans de carrière, cette graphiste à son compte peine à atteindre le Smic. Pourtant, elle ne manque pas de contrats. Le jour J, cette quinquagénaire pétillante pousse la porte dun comptoir chaleureux du centre-ville au nom de circonstance… le Café de la Banque ! Curieuse et confiante, elle rejoint dans une salle discrète les six autres participantes, ainsi que Fabienne Dupuij. La fondatrice de lÉcole de largent les invite à s’exprimer à tour de rôle. En verbalisant son ressenti sur ce sujet jusqu’alors impensé, Clara réalise sa problématique. Elle ne parvient pas à bien se vendre, car elle ne connaît pas sa valeur. Sa voisine de table, Sabine, acquiesce : « la valeur du fric est intimement liée à la valeur de soi ».

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♦ ‘’L’argent est rarement un problème en soi, c’est ce qu’on projette dessus qui l’est. Cela signifie qu’on peut le travailler’’, Fabienne Dupuij.

Pétrie de scrupules 

Fabienne Dupuij, fondatrice du Café Fric @Marcelle

Florence, Sophie et Clara ressentent la même chose : parler d’argent est compliqué. Avec leurs supérieurs, clients, conjoints… Elles ne sont pas les seules. Les femmes actives déclarent être moins à laise dans leur rapport à largent que les hommes, selon le Baromètre 2025 ViveS Les femmes et largent”. 43% des femmes se sentent en mesure de réclamer une promotion (53% des hommes) et 33% une augmentation (50% des hommes). Le différentiel entre les deux sexes est encore plus marqué quand il sagit de négocier son salaire durant un entretien dembauche : 32% des femmes (53% pour les hommes). « Pour demander de l’argent, il ne faut pas avoir de scrupules et la femme en est pétrie de scrupules », explique le documentaire ‘’Les femmes riches ne courent pas les rues’’, de Véronique Préault (en replay sur Arte). Ce comportement commence dès l’adolescence, quand les garçons n’hésitent pas à demander plus d’argent à leurs parents. Contrairement à leurs sœurs. 

Se sous-estimer

@Marcelle

Une participante du Café Fric, Olivia, raconte qu’elle trouvait toujours de bonnes raisons pour ne pas réclamer une augmentation : elle sortait de deux congés maternité, la boîte n’avait pas atteint ses objectifs, etc. Les autres abondent, « on est trop empathique ». Quand cette quadra a réalisé que ses collègues masculins bénéficiaient d’une augmentation tous les ans, elle a osé en demander une. Avec succès. « Mon boss était même étonné que je n’en aie jamais eu ». ‘’Les femmes riches ne courent pas les rues’’ met en exergue cette tendance féminine à se sous-estimer. Une intervenante y déclare notamment que les femmes ont un excès de modestie et sous-évaluent leurs compétences. Tandis que les hommes ont un excès de confiance dans leurs capacités.

Un livre : Le couple et l’argent / Pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes. Un podcast ‘’Les femmes et l’argent’’

Sentiment d’illégitimité

@DR

Résultat, « on sait gérer de l’argent, oui. Mais en générer, non », déplore Florence, coach et énergéticienne pour les chefs d’entreprise, présente au Café de La Banque. Ainsi, faire de la prospection est compliqué pour elle, « sauf quand elle est décorrélée de l’argent ». Cette coach, qui en est à son troisième Café Fric, pointe la racine de ce sentiment d’illégitimité. « On a appris à travailler gratuitement, à garder le frère, la sœur, à débarrasser la table ». Ainsi, il ne lui coûte pas d’aider gracieusement les gens, car elle se sent utile. Sophie, enseignante, ajoute que « cette relation à l’argent n’est pas personnelle, mais systémique ». Une position que souligne Nicole Prieur, philosophe et psychothérapeute, dans ‘’Les femmes riches ne courent pas les rues’’« Une multitude de micro-comportements genrés passent à travers nous, malgré nous. Et si ce n’est pas la famille qui le fait, la société s’en charge », pointe cette spécialiste de la question de l’argent. C’est, par exemple, tendre une poupée à la petite fille et un camion au petit garçon. Par tous ces biais, les premières auront davantage tendance à se sentir valorisées par le soin et le service, et les seconds par des métiers rémunérateurs.

Vénale ?

@Marcelle

Noémie, conseillère en gestion patrimoine, « orientée surtout vers les femmes », s’aperçoit tous les jours que, pour celles-ci, l’idée même de devenir riche est confuse. Comme si cette ambition était vénale. En cherchant des références de femmes riches dans leur enfance, les participantes du Café Fric font le même constat : elles le deviennent par le mariage, le veuvage, l’héritage ou le divorce. Rarement seules. Elles observent également que, dans les cas rencontrés, cette richesse se paye cher en impactant le bonheur, la liberté et l’authenticité. Dès lors, dans l’inconscient, comment ne pas percevoir l’argent « comme un poison et non un moyen ? », questionne Florence de sa voix discrète. « Comme s’il y avait une opposition entre richesse financière et richesse d’âme », ajoute Fabienne Dupuij, stupéfiée par ce ressenti. 

Pénalité de maternité

Le documentaire démontre en revanche une réalité : dès la naissance du premier enfant, les femmes s’appauvrissent et les hommes s’enrichissent. Les grossesses, par exemple, provoquent une baisse de 35% des revenus de la mère, ce que les auteurs appellent ‘’la pénalité de maternité’’. Ils pointent également le fait que les premières mettent leur argent dans les dépenses de la maison (courses, activités, etc.), tandis que les seconds l’investissent dans le patrimoine, qui engrange, de fait, de la valeur sonnante et trébuchante. Cet appauvrissement est indolore, sauf en cas de séparation. Combien sont-elles à s’apercevoir qu’elles n’ont rien ? Ni maison, ni voiture à leur nom. C’est ce qu’a réalisé Clara lors du Café Fric. Elle est mariée et ne manque de rien. Mais, dans les faits, elle vit chez son mari. Elle prend conscience de sa situation précaire et infantilisante.

♦ ‘’Dans plus de 80% des familles monoparentales, le parent est une femme. Leur taux de pauvreté est en moyenne de 40%, soit un taux deux fois plus élevé que pour les pères seuls’’, in ‘’État des lieux de la pauvreté en France’’ (Oxfam, 2022).

Une colère

Le Café Fric tire à sa fin. Fabienne Dupuij termine la séance par un retour de chacune. La coach pour chefs d’entreprise ressent de l’impuissance : « J’ai beau travailler sur ce sujet, je n’arrive pas à trouver la clé pour générer de l’argent. Quelle image je donne à mes enfants ? » L’enseignante s’anime : « J’ai 55 ans, je veux que l’argent ne soit pas que pour la famille, mais aussi pour moi. J’ai envie de me donner plus de valeur ». À l’autre bout de la table, Sabine ressent aussi de la colère : « Les femmes ne s’octroient même pas cette clé d’entrée, il faut prendre notre place et lever la tête ! » Cette photographe, qui attend toujours d’être dans le rouge pour envoyer sa facture à ses clients, réalise que, les faire payer est certes un moyen de remplir son portefeuille, mais aussi une façon de s’honorer. Elle envisage de rejoindre le groupe de femmes La Capitainerie (bonus). Pour gérer ses comptes chaque semaine et se réapproprier l’argent comme un choix conscient. « Plus il est conscient, plus je peux nourrir mes projets », résume la coach financière.

Rétablir sa propre valeur

@Marcelle

Grâce au groupe, Clara, la graphiste free-lance, a pris conscience qu’elle n’était pas seule à vivre ce rapport difficile avec l’argent. Et pu entrevoir d’autres fonctionnements. La conseillère en gestion de patrimoine, par exemple, qui gagne moins d’argent depuis la naissance de ses deux filles, a convenu avec son mari que celui-ci lui verse une partie de son salaire chaque mois. « Car je lui permets de s’enrichir », étaye cette quadra volubile. Sans aller jusque-là, Clara caresse l’idée de rétablir une équité financière avec son conjoint. Elle se sent également fin prête à demander davantage à ses différents employeurs. Comme si le Café Fric lui avait donné l’autorisation de le faire. ♦

Bonus

# Bio express de Fabienne Dupuij

2008 – 2013 : Administratrice du GMEM (groupe de musique expérimentale Marseile) pendant cinq ans

2014 – Coach certifié en finance personnelle. Formations complémentaires : ’’écoute active’’, ‘’PNL’’ et neuropsychologie’’

2014 – Création de l’École de l’argent

2022 – Création du Café Fric

# Le Café Fric. À Marseille, chaque dernier jeudi du mois de 8h30 à 10h00. Limité à dix personnes, il est ouvert à tous, hommes et femmes, sur inscription. Les thèmes changent à chaque séance « C’est un prétexte pour parler de soi et de la relation à l’argent », précise Fabienne Dupuij. Exemple : ‘’explorer la version riche de nous-mêmes’’, ‘’le temps cest de largent’’, ‘’toi et la gratuité’’. Deux tiers des participants sont des femmes.

# La Capitainerie. Il s’agit d’un coaching de groupe féminin bimensuel pour soulever les problèmes rencontrés dans la gestion de son budget, et hebdomadaire pour tenir ses comptes à jour. L’objectif de cette formation qui se déroule en visio ou en présentiel, à Marseille : ‘’Piloter son argent pour mieux piloter sa vie ». 50 euros/mois.