Culture

Par Olivier Martocq, le 16 juillet 2024

Journaliste

Festival off d’Avignon : incontournable mais risqué pour les compagnies

Avec l'exemple de La Stupéfaction, illustration du processus de création théâtral, assorti de toutes ses contingences matérielles ©7e Ciel
Avignon illustre deux faces de l’univers de la création artistique française. Le In présente 35 spectacles dans les lieux les plus prestigieux de la ville, le Off en propose 1666 répartis dans 141 salles pas toujours dédiées au théâtre. Surtout, dans le Off, les compagnies et les comédiens prennent un risque financier avec l’espoir que leur spectacle sera repéré, acheté et partira en tournée. Illustration de ce parcours du combattant avec la metteure en scène Marie Provence. Mardi 16 juillet, elle présentait dans la cité des Papes une lecture de son prochain spectacle : La Stupéfaction.

La jauge de cette salle du théâtre Transversal est de 47 places. À la veille de la lecture, une petite dizaine était encore libre. Marie Provence est pourtant une artiste reconnue. Diplômée de science po, « pour rassurer mes parents », elle est dans le milieu depuis sa sortie de la fac. D’abord comme comédienne, puis comme metteure en scène. En 2011, elle a créé la compagnie 7e Ciel qui a produit plusieurs spectacles, dont certains récompensés. Malgré cette carte de visite et ses relais dans le monde de la culture, lancer un nouveau projet reste un défi.

Un travail entamé en 2021

Avec La Stupéfaction, Marie Provence aborde un autre métier du théâtre, celui de l’écriture. Un travail personnel lié à un deuil soudain et brutal, l’infarctus de son mari âgé de 53 ans, en 2019. « Tenir un journal durant deux ans m’a permis de me reconstruire. Ce texte est le point de départ. Il m’a fait prendre conscience que je pouvais, moi aussi, écrire pour le théâtre. Jusque-là je considérai que l’auteur était d’un côté, les comédiens et le metteur en scène de l’autre. Deux mondes qui se côtoyaient, mais à part quelques rares exceptions, ne se mélangeaient pas. »

Festival d’Avignon : une chance sur mille de se faire repérer ! 1
Marie Provence ©Olivier Allard

Cependant, La Stupéfaction n’est pas une adaptation de ce journal intime. Pour construire la pièce, Marie Provence commence par rencontrer et interviewer d’autres personnes victimes d’un traumatisme. Une dizaine entre juin et la fin octobre 2021. « De ces échanges vont émerger trois profils. Avec l’idée de les réunir dans un même lieu, où ils vont se découvrir, se raconter, s’émanciper… Ou pas ! ».

Un long cheminement

Le travail va alors commencer dans un cadre adapté, le Centre national des écritures du spectacle (CNES) situé, à Villeneuve-lès-Avignon, sur l’autre rive du Rhône.

Son projet a été retenu, avec à la clé une bourse de 2000 euros pour 15 jours en résidence. « Pouvoir travailler hors de chez soi, dans un lieu spécifique où le soir on dîne avec d’autres auteurs contemporains est un must que permet le système d’aide à la création français ». Dans le parcours amorcé, cet écosystème est essentiel. Il lui permet la confrontation avec les dramaturges Pierre Chevallier et Thomas Pondevie ; « ils ont orienté l’écriture pour qu’elle soit à même de se métamorphoser en spectacle », commente Marie Provence.

Un an plus tard, en décembre 2022, les premières « mises en bouche des textes » sont organisées avec des comédiens. L’écosystème toujours grâce à deux semaines de résidence au théâtre de la Joliette à Marseille. « Avoir à sa disposition un plateau est essentiel, car à ce stade, l’écriture est loin d’être achevée. Mais déjà le rôle des comédiens est majeur : à partir d’une trame, ils improvisent petit à petit. Les personnages commencent à prendre corps, à exister ! »

Du projet à la production

L’année 2023 est un nouveau temps consacré à l’écriture. Il s’accompagne de la recherche de l’équipe artistique qui va accompagner non plus un projet mais le lancement d’une production. « Pour les six personnes qui m’accompagnent c’est une prise de risque, car ils vont y consacrer du temps sans être sûrs que la pièce au final sera montée ». Même si des acteurs culturels permettent de poursuivre l’aventure en offrant des plateaux (la Fabrique Mimont à Cannes), une résidence d’écriture (la Kulturfabrik au Luxembourg) ou encore des lectures professionnelles (le théâtre de la Joliette à Marseille ou l’auditorium de la SACD à Paris).

Jusqu’à la présentation de ce mardi à Avignon, essentielle « parce qu’il y aura des producteurs et des directeurs de théâtres ».

Festival d’Avignon : une chance sur mille de se faire repérer !
La Stupéfaction. Notes et croquis d’avril ©7e Ciel

Après le temps de la création, celui du financement

La Stupéfaction sera programmée parmi les créations de la saison 25/26 du théâtre de la Joliette, à Marseille. À condition d’avoir trouvé d’ici là des coproducteurs. « Monter un spectacle de ce type, avec trois comédiens en scène revient à 100 000 euros. Il y a leurs salaires, ceux de l’équipe qui crée les costumes, l’environnement scénique et sonore ainsi que le mien en tant que metteure en scène. La mise à disposition d’un plateau avec la régie technique pour caler la pièce et faire les répétitions est un apport en industrie du théâtre qui va permettre la création. Selon son budget il pourra abonder un financement de 5 à 20 000 euros ».

Marie Provence s’apprête à endosser un autre rôle très répandu parmi les professionnels venus participer au Off, celui d’une cheffe d’entreprise à la recherche de financements. La DRAC et les collectivités locales apporteront leurs contributions quand le dossier financier sera jugé viable. Elle doit donc convaincre des directeurs de théâtre de l’accompagner dans un contexte où l’argent se fait rare. Autre possibilité, le recours à des coproducteurs externes, qui n’appartiennent pas au monde de la culture, mais croient au projet ou aiment son texte. Et aussi désormais, les plateformes participatives. « Mon rêve est de faire tourner ce spectacle trois ou quatre ans sur 100 dates. De parvenir à toucher les Centres Dramatiques Nationaux (CDN) qui facilitent grandement l’éclosion des pièces de théâtre ».

♦ Et relire : SDF pour cause travaux, un théâtre la joue nomade

Le Off : incontournable, mais peu rentable !

Je ne suis pas critique de théâtre, mais comme chaque année, je suis allé passer trois jours à Avignon pour le plaisir de la découverte. Dix spectacles sur mon agenda. Certains choisis à la faveur des critique de confrères. D’autres parce que, sur place, des comédiens sont parvenus à m’intéresser à leur pièce. Ce démarchage est l’une des spécificités du festival d’Avignon. Car à côté de la trentaine de spectacles labelisés pour cette 78ème édition, ces centaines d’autres essaient d’attirer du public. De créer un « bouche à oreille » suffisant pour susciter l’intérêt d’un producteur ou d’un directeur de théâtre.

Le pari est des plus risqué. Pour un seul en scène dans une salle de 50 places, il faut compter environ 15 000 euros d’investissement, entre la location du théâtre et le régisseur son/ lumière. L’enveloppe dépassera les 40 000 euros pour les spectacles comprenant plusieurs comédiens, dans des salles plus grandes comme celle de la Scala qui compte 640 places.

Si les coûts fixes, auxquels il faut rajouter le gîte et le couvert de la troupe, sont connus, du côté des recettes, c’est l’inconnu le plus total. Avec des aléas, parfois : ainsi, cette édition a connu un démarrage difficile en raison des deux dimanches d’élections. Elle a aussi démarré plus tôt dans le calendrier en raison des Jeux olympiques. Le 21 juillet au soir du bilan, il semble d’ores et déjà écrit qu’elle n’aura pas été un grand cru au niveau de la fréquentation. Une catastrophe pour bon nombre des 1316 compagnies ayant investi dans l’espoir d’être repérées par des programmateurs influents, à même de leur tracer de belles destinées… ♦

Bonus
  • Le In en quelques chiffres et clics. Pour les incultes : il a été créé par Jean Vilar à Avignon, en 1947. La 78e édition, c’est 23 jours de Festival (jusqu’au 21 juillet inclus), 35 spectacles, 29 créations dont 21 créations au Festival d’Avignon, 219 représentations. Au total, plus de 300 rendez-vous (spectacles, rencontres, lectures, débats et projections)
  • Le Off. Pour le coup merci à Wikipédia ! Date de création, 1966. Fondateur, André Benedetto. Cette 59e édition, c’est 1316 compagnies, 1666 spectacles, 24 664 représentations, 141 théâtres, 536 créations, 7,5 spectacles par salle/jour, 615 premières.