AlimentationSanté
Manger sans fourchette avec les malades d’Alzheimer
Certains handicaps et maladies neuro-évolutives ont un impact sur les repas. Les personnes ne parviennent plus à s’alimenter ‘’normalement’’. Pour y remédier, l’association Mémoire & Santé organise depuis 2011 des déjeuners sans couverts, sous forme de bouchées gastronomiques. Pour tous, malades ou pas. Ce concept innovant, né à Marseille et baptisé Le Sans Fourchette, essaime dans toute la France.
La maman de Sophie est atteinte d’Alzheimer. Il y a six mois, la maladie est montée d’un cran. L’octogénaire ne parvient plus à se nourrir en autonomie. Elle ne sait plus utiliser les couverts, ni même à quoi ils servent. Le personnel de l’Ehpad est obligé de lui donner à manger. Et de mixer les plats par crainte de fausse route. Autant de contraintes qui ont réduit l’appétit de la vieille dame. Mais lors d’un déjeuner organisé par Le Sans Fourchette, au République à Marseille, elle a dévoré son repas. Seule.
« Les serveurs lui ont posé l’assiette devant elle. Je n’ai même pas eu besoin de lui dire ‘’maman, tu vas manger avec les doigts’’ : elle a envoyé ses mains tout de suite », raconte encore stupéfaite Sophie.
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Manger sans contraintes

Selon cette infirmière libérale, ce petit miracle s’est produit grâce aux petites portions dans l’assiette, adaptées et esthétiques. Ainsi qu’au réflexe de la pince – pouce-index. En effet, « toute personne qui a acquis ce processus de saisie dans l’enfance ne le perd plus », confirme Fabienne Verdureau, cofondatrice de l’association. Elle a eu l’idée de ce concept inédit pour une de ses patientes atteintes d’Alzheimer qui adorait aller au restaurant. Avec l’évolution de la maladie, son mari et elle étaient obligés de se cacher pour qu’il lui donne la becquée et éviter ainsi les regards insistants. « Manger avec les doigts reste tabou, c’est sale », déplore cette neuropsychologue et orthophoniste. Avec Le Sans Fourchette, tout le monde est à égalité et mange avec les doigts. Les aliments sont saisis sans contraintes. La notion de honte n’existe plus. Preuve en est le repas organisé le 7 octobre 2024 au Palais du Pharo à Marseille.
Tout le monde à égalité

Sous les ors de cet édifice construit par Napoléon III, nappes blanches et serveurs en tenue, les 158 convives ont savouré les différents plats préparés par les Disciples d’Escoffier. Carré de polenta et ris d’agneau. Saumon Régence, pommes anglaises et bouquet de brocolis. Pieds paquets à la Marseillaise. Le tout, donc, sous forme de bouchées. Difficile de distinguer les personnes souffrant de troubles, car le handicap peut être invisible. Chacun retrouve ainsi le plaisir de sortir manger en famille ou entre amis. Certains sont venus avec leur Ehpad, l’association France Alzheimer ou Petits Frères des Pauvres. La plupart seuls, comme ces grands-parents avec leur petite-fille. D’ailleurs, cette dernière est tellement décontenancée de voir ses voisins déjeuner avec les mains « qu’elle n’ose pas manger », souligne surprise sa grand-mère.
« En tant que parkinsonienne ayant parfois des difficultés, j’ai été soulagée de pouvoir manger et me servir de mes doigts », témoigne une femme sur Mémoire & Santé –
Lutter contre la dénutrition

Pour Le Sans Fourchette, le cahier des charges, affiné au fil des ans, est très rigoureux. Les bouchées ne doivent pas dépasser 2,5 cm pour être mangées en une seule fois. Les formes doivent être carrées, rondes ou coniques, mais pas trop pointues pour ne pas piquer le palais. La texture ensuite. Elle n’est ni dure comme un morceau de viande, qui serait difficile à mâcher pour ces personnes, ni mixée pour qu’elles puissent s’en saisir. Enfin, le visuel : un joli mets, qui attire le regard, peut redonner l’appétit perdu. Les assiettes vides à la fin du déjeuner le prouvent. « Il ne reste rien ou presque. Tandis que dans les maisons de retraite, on jette souvent beaucoup », indique Richard Lepage, cofondateur et ancien restaurateur au Grand Puech, à Mimet, d’où est partie l’aventure.
Mettre en œuvre le concept dans les restaurants

L’objectif de l’association est de voir les restaurateurs s’emparer du concept, en fonction de leurs contraintes. Un déjeuner par mois, par exemple, entièrement sans couverts. Ils recevraient alors le label ‘’Le Sans Fourchette ». « Et soyons fous, on créerait une application avec tous les restaurants labellisés », rêve Fabienne Verdureau, qui se heurte à une réalité. Car si des restaurateurs sont tentés, ils reculent devant la complexité de la tâche. En effet, élaborer un plat en une seule bouchée reste complexe. « Il faut retrouver les saveurs dans la bouchée, mais aussi la texture. On ne sert pas, par exemple, un poulet basquaise gélifié », insiste Richard Lepage, chef de projet ‘’restauration’’ dans l’association. Cela nécessite un gros travail de réflexion et de préparation, donc du temps et une équipe.
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Former les professionnels de la restauration de demain

L’association compte sur la vulgarisation de la démarche. « Démontrer que c’est bon et que, non, on ne se salit pas en mangeant avec les doigts », appuie la neuropsychologue, persévérante et optimiste. Après plus de 62 évènements, majoritairement à Marseille, Le Sans Fourchette entre désormais dans une phase de développement national, en coopération avec des restaurateurs volontaires et des lycées hôteliers (ils possèdent des restaurants d’application). Il y a eu un déjeuner organisé au Train Bleu à Paris. Il y en aura prochainement à La Ciotat, Dinard et Monaco. À chaque fois, l’association forme les professionnels de la restauration d‘aujourd’hui et de demain pour qu’ils adaptent leurs mets au format bouchées gastronomiques. Ainsi, depuis 2011, près de 1000 élèves ont été sensibilisés au handicap invisible des maladies neuro-évolutives.
Combattre l’isolement social

Au-delà des plats élaborés, le concept Le Sans Fourchette, c’est aussi la promesse d’une évasion. « Ces personnes ne sortent souvent plus et sont mises progressivement de côté par l’entourage. On voudrait montrer que si on s’adapte à la pathologie et si on connaît ce qui va réduire les perturbations comportementales, on peut leur donner une place dans la société », insiste Fabienne Verdureau, si heureuse d’avoir pu faire découvrir la splendeur du Palais du Pharo. À regarder les visages lumineux, le déjeuner est bien plus qu’une sortie, il est une fête. Entraînés par une accordéoniste, les convives chantent à tue-tête. De ‘’Emmène-moi’’ d’Aznavour aux ‘’Petits mouchoirs’’ d’Edith Piaf. Colette demande même à danser. Cette dame, venue seule, souffre d’un début d’Alzheimer. Elle ne cesse de répéter que tout est merveilleux. Durant quelques heures, elle a oublié sa maladie.♦
Bonus

Qui est concerné ? Les personnes attentes de pathologies neuro-évolutives ou de démences front-temporales qui souffrent d’une agnosie visuelle (déficience dans la reconnaissance des objets présentés visuellement). « Ils perdent la capacité de reconnaître des objets de la vie quotidienne, mais aussi parfois la praxie, c’est-à-dire la coordination des mouvements vers un but », détaille Fabienne Verdureau. Elle cite également les pathologies qui vont imposer à la personne des troubles de la perception visuelle. Enfin, les personnes en situation de handicap moteur qui ne peuvent utiliser leurs mains.
Financements. Chaque repas est payant, entre 25 et 30 euros. À cette somme s’ajoute le soutien de Klesia Agirc-Arrco et ProBTP. Les chefs ou les élèves cuisinent gracieusement.
Mémoire & Santé possède d’autres programmes, comme des stages de mémoire. L’association travaille sur un projet d’activité culturelle au sein des musées avec des personnes malades et les aidants.