Société
« Mon handicap m’a offert de super-pouvoirs »
Sourde de naissance, Virginie Delalande s’est battue pour être « comme tout le monde ». Mais s’est reniée pour se conformer, jusqu’à tomber en dépression. Après un long chemin d’acceptation, elle a sublimé son handicap et fondé Handicapower. Cette conférencière et autrice vient de publier ‘’Kiffe ton handicap !’’ et de lancer le mouvement éponyme. Témoignage d’une femme solaire et volubile, qui a appris à parler sans entendre le son de sa voix et lit sur les lèvres avec une facilité déconcertante.
« J’ai dû faire face à une surdité profonde de naissance et un diagnostic médical qui m’a condamnée. Il disait que jamais je ne parlerais, n’apprendrais à lire ni écrire. Mes parents ne l’ont pas accepté, ce diagnostic qui leur donnait le sentiment que je serais une paria. Ils voulaient que j’aie une place dans la société. Et pour l’avoir, il faut parler. Mais comment y parvenir quand on n’a jamais entendu le son d’une voix ? En effet, un enfant émet ses premiers mots après avoir écouté puis emmagasiné des informations ».
Le babillage, le premier langage
« Le babillage est le premier langage. Tous les bébés babillent, sauf que l’enfant sourd arrête le babillage car il n’entend pas son entourage lui répondre. Mes parents ont alors tout fait pour me faire comprendre que le mien avait un intérêt – par des gestes et beaucoup d’amour. <!–more–>
Puis j’ai appris avec une orthophoniste la position de la bouche et de la langue, mais aussi à gérer mon souffle. Le ‘’S’’ et le ‘’Ch’’, par exemple. Grâce aux méthodes de cette femme, que j’ai vue durant vingt ans, et celles de la Langue française Parlée Complétée (LfPC) (bonus), je sais parler et lire sur les lèvres ».
« Me voir handicapée dans le regard des autres fut très très violent »

« Durant ma petite enfance, je ne savais pas que j’étais différente. Pour moi, ma surdité était une singularité, au même titre que de porter des lunettes, d’être roux ou avoir une peau plus foncée. Je ne voyais pas le problème, les autres devaient s’adapter à moi, comme moi je m’adaptais à eux. J’étais normale, détendue, j’aimais la vie. Mais à 8 ans, je me suis pris une gifle magistrale lors d’un anniversaire. On jouait au jeu du chat et de la souris, je voulais aider le chat qui était plus jeune, mais elle a refusé car, pour elle, je parlais trop mal. J’ai entendu son grand frère lui dire : ‘’sois gentille avec elle, elle est handicapée ». Ce mot m’a abasourdie. C’était la première fois que je l’entendais. J’avais grandi dans un petit village où tout le monde me connaissait. Pour moi, handicapé, c’était Quasimodo dans Notre-Dame ou Le Scaphandre et le papillon. Un handicapé ne pouvait rien faire ».
« Comment trouver ma place ? »
« Me voir handicapée dans le regard des autres fut très très violent. Ça m’a dessillée. J’ai vu dans leur façon de se comporter avec moi, mais aussi dans leurs conversations (je lis sur les lèvres) qu’en fait, ils ne me traitaient pas de la même façon. J’étais mise à l’écart, zappée, pas considérée, pas respectée. Par exemple, quand il s’agissait de former des équipes en sport, j’étais la dernière à être choisie alors que j’étais très sportive. J’étais devenue un boulet, une bête de foire, une paria comme mes parents le craignaient. Comment trouver une place dans une société qui ne veut pas de moi ? Comment faire pour que les gens ne remettent pas en question mes compétences et qualités ? Ces interrogations sont l’histoire de ma vie ».
« La colère m’a d’abord nourrie »

« Ce qui m’a nourrie en premier, c’est la colère. Vous me voyez comme handicapée ? Je vais me battre pour ne pas l’être. Vous me prenez pour une incapable ? Je vais vous prouver le contraire. Grâce à ce moteur, j’ai appris à parler, à lire et écrire, obtenu mon bac, un diplôme en droit des affaires, mon diplôme d’avocat et deux propositions de collaboration dans de grands cabinets à l’issue de mes stages. J’étais rentrée dans la norme… mais à quel prix ! À 28 ans, j’avais tout pour être heureuse, un mari, deux enfants, une belle maison à Annecy, un très beau job – responsable du service juridique dans une compagnie d’assurance. Je cochais toutes les cases mais je devais toujours me battre pour trouver ma place et la reconnaissance dans la société. Et, de fait, je trahissais qui j’étais vraiment. Ça ne pouvait pas durer, je n’étais pas heureuse. J’étais épuisée par tous ces efforts déployés. J’avais perdu l’espoir d’une vie plus simple. Mon sentiment était qu’il n’était pas possible de faire autrement. J’ai fait une dépression et pensé à me suicider. Mais la veille de l’exécution de mon plan, mon mari a compris mon intention et m’a convaincue de consulter une psychothérapeute ».
« Je suis handicapée, mais aussi blonde, femme, mère… »
« Rien à voir avec tous les psys que j’avais vus toute mon enfance, qui disaient que c’était normal que je souffre puisque j’étais handicapée. En fait, mon handicap n’était qu’à 20% l’origine de mon mal-être, le reste était dû à des problématiques personnelles et tout ce qui m’empêchait de trouver ma place. Pendant deux ans, j’ai travaillé dessus. Je suis passée de ‘’non je ne suis pas handicapée, je refuse toutes les aides’’ à ‘’je suis handicapée mais aussi blonde, femme, mère, amoureuse de la nature. Donc je vais vous montrer ce que vous loupez en vous arrêtant à mon handicap’’.
« Reprendre ma vie en main pour ne plus la subir »

« La troisième phase a été de reprendre le pouvoir sur ma vie de personne en situation de handicap, d’arrêter de tout faire pour être ‘’comme les autres’’ et donc endurer certaines situations. En effet, à force de faire semblant de tout comprendre, je me retrouvais souvent en difficulté. Rien montrer en réunion quand mon interlocuteur était à contre-jour ou échangeait trop vite. Ne rien dire quand une personne me parlait en marchant, de dos ou en mettant la main devant la bouche. Ou encore, quand on voulait me faire écouter un morceau de musique ou m’emmener au concert. Ne rien dire quand on se retrouve seule dans les bureaux car on n’a pas entendu l’alerte incendie.
Je compensais en permanence, je passais mon temps à vérifier toutes les informations dans mon job. Et je mettais autant d’énergie dans ma vie d’épouse et de mère. C’est pour ça que j’ai craqué. Jusqu’au jour où j’ai décidé de prendre le contrôle sur ma vie pour ne plus la subir. J’ai demandé un système de retranscription écrite dans les réunions qui dépassaient trois personnes. J’ai installé sur mon smartphone une application pour retranscrire les appels. Au restaurant, je demandais une lumière forte au milieu de la table pour que je puisse lire sur les lèvres des convives et une table ronde pour bien voir tout le monde ».
« Mon handicap, je le magnifie désormais »

« La phase quatre, c’est l’état de grâce. Celle qui fait qu’aujourd’hui, je suis tellement épanouie. J’ai réalisé que mon handicap m’avait offert de super-pouvoirs, je l’ai magnifié. Je suis intuitive et finement observatrice. Je suis implacable dans le non verbal. Si une personne me ment ou ne me dit pas tout, je le sens. Je lis extrêmement vite, je suis persévérante, j’ai un grand pouvoir de concentration et l’esprit de synthèse. J’ai une vision macro, presque visionnaire des choses. Comme je suis perfectionniste (mais j’essaie de m’améliorer) et que je ne saisis pas tout ce qui se dit, je suis hyper curieuse. Je cherche à tout comprendre, à interroger en permanence la logique. Je suis également très forte en suppléance mentale (une stratégie du cerveau qui permet de deviner ou déduire ce qu’on entend mal d’une conversation, NDLR) ».
Sortir du cadre et se mettre au service du collectif
« J’ai compris qu’avec un handicap, on ne peut pas être heureux si on cherche à rentrer dans le cadre. Si on pense que la réussite passe par la normalité. Quand on en s’en extrait, on fait des métiers extraordinaires, qui paraissent impossibles pour autrui. Je suis ‘’conférencière motivationnelle’’ et je dois être une des seules à en vivre financièrement pleinement. J’interviens aussi bien dans des comités de direction que devant 2000 personnes. Je suis également coach certifiée. J’accompagne toutes les personnes qui se sentent bloquées par des peurs ou des croyances limitantes. Je les aide à exploser leurs plafonds de verre et à se créer la vie qu’elles méritent vraiment. Enfin, pour faire vraiment bouger les choses au cœur des entreprises, je propose des formations sur le management de la diversité. J’ai été managée puis manageuse, je me suis rendu compte que si la diversité relève des Ressources Humaines, l’inclusion est un sujet de management. Quand je parle de diversité, c’est toutes les personnes qui ont un problème de place dans la société et d’épanouissement. Les hypersensibles, les personnes de couleur, les séniors, les multiculturalistes, etc. Il s’agit de révéler les talents individuels pour les mettre au service du collectif ».
Un deuxième livre pour donner les clés
« Pourquoi le livre ‘’Kiff ton handicap’’ ? Je me suis rendu compte lors de mes conférences TEDx que je manquais de modèles de personnes épanouies avec un handicap. Et donc que j’étais un peu seule sur scène. Or, nous sommes nombreux, avec des handicaps différents, à vivre heureux et avoir une vie simple. Et ce qui est fou, c’est qu’on traverse les mêmes étapes (suradaptation, etc.) et possédons les mêmes clés.
Par ailleurs, je ressentais le besoin impérieux de transmettre cette idée que oui, il est possible de kiffer son handicap. J’ai alors écrit ce deuxième livre, où je mêle ma propre histoire à celles de dizaines d’autres personnes qu’on croyait limitées et qui ont révélé des ressources insoupçonnées. C’est le livre que j’aurais adoré lire adolescente. il m’aurait évité pas mal d’épreuves » ♦

Bonus
# Les étapes clés de son parcours d’acceptation
- 1988 : prise de conscience à 8 ans de l’image négative du handicap et des jugements de la société
- 2004 : naissance de son premier enfant
- 2007 : diplôme d’avocat
- 2019 : participation à l’émission d’éloquence ‘’Le Grand Oral’’ diffusée en 2019 sur France 2.
- 2022 : ordre national du Mérite et couverture de Forbes.
- 2025 : sortie de son deuxième livre «Kiffe ton handicap» et du mouvement éponyme.
#La Langue française Parlée Complétée ou Cued Speech est une ’aide visuelle avec la main pour différencier des mots dont la position des lèvres est semblable : pain, bain et main. La LfPC permet aussi de différencier des phrases où la lecture labiale est la même comme, par exemple, les phrases « Il mange des frites » et « Il marche très vite ». « Cette méthode m’a permis de pouvoir lire sur les lèvres avec un taux de compréhension de 70 à 80% », complète Virginie Delalande.
#«Kiffe ton handicap» est le point de départ d’un mouvement du même nom, un appel à l’action qui invite les personnes handicapées à transformer la perception de toute une société sur le handicap. « L’idée est à la fois de créer une solidarité entre handicaps différents car on s’aperçoit qu’on a tous les mêmes problèmes : trouver sa place dans la société, aller à l’encontre des préjugés (on ne peut pas être rentable, performante, avoir une vie perso épanouie, etc.). Mais aussi d’accompagner individuellement les personnes en situation de handicap », explique cette quadra.