AlimentationÉconomie

Par Marie Le Marois, le 19 septembre 2024

Journaliste

Pour le sauver, des clients achètent leur restaurant

À l’extrême nord de Marseille, le port de l’Estaque reste un des quartiers les plus pittoresques de la ville. Mais ses gargotes, où l’on sert des plats frais et bon marché, ferment les unes après les autres. Sauf le Caravane Café. Ses clients l’ont sauvé par la force du collectif et son statut coopératif. À ce jour, 150 coopérateurs font tourner cette pépite ouverte depuis février 2024. Une aventure menée non sans mal.

L’Estaque est un quartier excentré de Marseille. La rue du Caravane Café n’est pas vraiment passante et la salle est toute petite – 15 couverts. Qui a bien pu le racheter ? « Des habitués », sourit Joël Gombin, lui-même client depuis Julie. Julie ? L’ancienne propriétaire. Trois ans après avoir ouvert son café arty, cette artiste-cuisinière a eu le projet de partir sur les routes avec un Food Truck. Lorsqu’elle a mis son restaurant en vente, ses clients ont pris peur. Le Caravane Café allait-il connaître le même destin funeste que les autres ? « À l’Estaque, les restaurants sont essentiellement destinés aux touristes et donc les cantines de quartier ferment », déplore ce quadra. Les clients de Julie se sont dit qu’ils ne pouvaient pas « laisser faire encore une fois ».

Scop ou Scic ?

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Raoul Michel et Joël Gombin copilotent les lieux, avec six autres coopérateurs @Marcelle

Trouver le bon modèle économique fut complexe. Comment devenir à la fois propriétaire, consommateur et laisser l’entrée libre ? Olivier Moreux, qui n’est autre que l’architecte du supermarché coopératif et collaboratif Super Cafoutch, à Marseille, se tourne alors vers Raoul Michel, l’un des fondateurs.

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« Il m’a demandé un coup de main, j’y ai mis le corps entier », rigole ce retraité engagé, épris de collectif. Il copilote les lieux, avec sept membres du conseil de gestion, dont Joël Gombin. Cet Estaquéen n’était pas particulièrement un client assidu du restaurant, mais ses enfants « adoraient les bons gâteaux, la déco et le coin qui leur était réservé ». Il avait en outre un atout : il dirigeait à l’époque une société coopérative et participative (Scop), Datactivist.

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La part à 100 euros

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Le restaurant, ancien salon de coiffure, a gardé son esprit arty @Marcelle

Ensemble, ils réfléchissent au meilleur statut pour le restaurant. La coopérative de consommateurs, à l’instar de Super Cafoutch, est inadaptée. « Dans cette formule, seuls les coopérateurs peuvent consommer », indique Joël Gambin. Alors une Scop ? « Non plus, car nous voulions que les clients puissent participer à la gouvernance, mais aussi les bénévoles et les fournisseurs ». Ce sera donc une société coopérative d’intérêt collectif (Scic) (bonus). La part pour devenir sociétaire est fixée à 100 euros, certains en achètent cinq. Mais pour toute décision, peu importe le nombre de parts : « chaque coopérateur a une voix », précise Raoul Michel, qui savoure le plat du jour – tajine de légumes riz Basmati. Derrière lui, un client vient de régler sa note – 10 euros le plat, 3 euros le dessert. On lui demande si intégrer le système de coopérateurs le tenterait. « Je n’ai pas vraiment le temps », s’excuse celui qui travaille comme kiné. Raoul Michel souligne qu’on peut être coopérateur et ne pas donner de temps. 

Des bénévoles au service

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L’assiette est si généreuse que Paolo (à gauche) n’a pu terminer son riz @Marcelle

Une fois le modèle économique mis en place, « une autre aventure a démarré », se souvient Joël Gombin, devant sa salade de fruits, coulis de poire et menthe fraîche. Il a fallu trouver l’argent pour racheter le restaurant. Le nombre de coopérateurs est monté assez vite – à 80, « ce qui a donné l’indicateur que, oui, il y avait de l’attente ». Cette mise de départ a dû cependant être complétée par un prêt de l’Union régionale des Scop PACA (URSCOP). « Mais le plus difficile, et qui l’est toujours, a été de trouver des bénévoles », insiste l’entrepreneur. C’est sur eux que repose le service. Eux qui ouvrent et ferment le restaurant. « Au début, il y avait de l’entrain. C’est plus difficile aujourd’hui, on tourne avec une petite vingtaine de coopérateurs et encore. Après c’est normal, il y a la vie, le travail », expose ce père de deux enfants. Il est alors parfois nécessaire de remplir les trous du planning. C’est le cas le soir même, pour la soirée tapas. « Il n’y avait personne, donc on le fait », lâche Raoul Michel, qui viendra avec sa femme, Cathy, psychologue. Au menu : beignets de courgettes, tapenade et tartare de concombre, vins et bières locales (bonus). 

Une aventure humaine

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Laure Carrere-Pascale, fondatrice de la librairie À l’Encre Bleue, est serveuse bénévolement @Marcelle

Laure Carrere-Pascale, elle, ne compte pas ses heures pour le service. La motivation de la fondatrice de la librairie À l’Encre Bleue, qui jouxte le restaurant, est multiple. « C’est un peu ma cantine ici et j’aime avoir du mouvement à côté car je travaille beaucoup seule. Le côté humain de cette aventure m’a aussi attirée. Et il est vrai que ce voisinage crée une émulation : mes clients vont au café et vice-versa », détaille-t-elle en servant deux clients, Aldo et Paolo. Ces Brésiliens de passage sont venus par hasard au Caravane Café. Ils se baladaient dans les ruelles qui serpentent jusqu’aux collines calcaires de la Nerthe. Sont entrés dans le restaurant boire un café. Et y sont restés déjeuner, alléchés par l’odeur. « Me gusta », confient-ils entre deux bouchées. L’assiette est si généreuse que Paolo n’a pu terminer son riz.

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Une bonne ambiance

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Léa, Marseillaise du centre-ville est une habituée des lieux, depuis l’époque Julie @Marcelle

À l’extérieur, accoudée à la fenêtre, déjeune Léa. La chanteuse est venue à l’Estaque travailler avec son musicien. Puis surgissent Alessandro et sa bonne humeur. Lui aussi est actif au Caravane Café. « J’ai payé 100 euros pour travailler bénévolement », rit-il. Le samedi soir, les coopérateurs peuvent organiser des événements. Alessandro planifie d’organiser un apéritivo avec deux amis. « Tu payes les boissons et tu as les tapas gratuites, c’est une tradition en Italie », développe-t-il de son accent chantant. Avant cela, ce danseur cuisinera, hors les murs, chez Raoul Michel, qui possède un four à pizzas. Celui-ci souligne l’ambiance joyeuse. « Il y a de vieux retraités comme moi et beaucoup d’intermittents du spectacle. Ce qui nous sauve car ils viennent faire le service quand ils ne travaillent pas ». Mais, en juillet, cinq mois après son ouverture, le Caravane Café a bien failli fermer.

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Six cuisiniers

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Fatiha Lamfaddel, traiteure dans le 13e, vient cuisiner de temps en temps @Marcelle

Le septuagénaire raconte, fataliste. « Nous avions pris deux cuisiniers, dont l’un à mi-temps, ça faisait un salaire et demi. Vu la taille du lieu – 15 assis à l’intérieur, c’était compliqué. Et la fréquentation, bonne au départ, a baissé. Nous avons été rattrapés par les charges ». Heureusement, un des coopérateurs a prêté de l’argent pour honorer les deux contrats. Et la Caravane Café, fermé fin juillet, a pu rouvrir le 17 septembre, avec un nouveau mode de fonctionnement. Terminés les salaires. Les cuisiniers sont des prestataires du quartier. Gabriella est traiteur, comme Stan. Maya cuisine à la Cité des arts de la rue et au cinéma L’Alhambra. Honorine travaillait déjà avec Julie, après la fermeture du bar du Regard, « encore un », soupire Joël Gombin. 

Une cuisine de qualité et accessible

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Alessandro (à droite) est actif au Caravane Café. « J’ai payé 100 euros pour travailler bénévolement », rit-il @Marcelle

Les cuisiniers se sont organisés entre eux pour le planning. Le seul cahier des charges est une cuisine maison, de qualité et accessible. Pour parvenir à un prix correct, les denrées sont achetées au maximum au Super Cafoutch, « selon le menu proposé par le cuisinier », complète Raoul Michel, qui fait lui-même les courses le mardi. Le jour de notre venue, Fatiha Lamfaddel est aux fourneaux. Traiteure dans le 13e, elle travaille également à la Marmite Joyeuse, une cantine qui, entre autres, accompagne des cuisiniers des quartiers prioritaires. « D’ailleurs, on a sollicité Xavier, l’un des cofondateurs pour qu’il nous aide à mieux nous organiser », rebondit Raoul Michel qui l’a croisé la veille à la COMAC (Collective marseillaise pour l’alimentation et les communs). 

♦ (re)lire Une Sécurité sociale de l’alimentation à Marseille

Une belle synergie

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Les samedis soirs, les coopérateurs organisent des soirées au Caravane Café @Marcelle

Le restaurant a fait sept couverts ce jour-là. « Trop peu, mais on redémarre tout juste après un mois et demi de fermeture, nuance Raoul Michel. Il faudrait une quarantaine de couverts par semaine pour être rentable ». L’idée n’est pas de gagner de l’argent, de ne pas en perdre non plus, mais de maintenir le lieu. « On se reposera la question en décembre », annonce-t-il. En attendant, le Caravane Café vibre d’une belle énergie. Durant la soirée, une vingtaine de personnes ont investi les lieux, débordant sur le trottoir. Le café-restau fait le plein de joie, de partage, de convivialité. De solidarité aussi. Il est pour l’heure le pouls vivant de l’Estaque. ♦

Bonus 

La Scic ? Il s’agit d’une société coopérative qui associe obligatoirement plusieurs parties prenantes (bénéficiaires, bénévoles, fournisseurs, partenaires au Caravane Café) autour d’un projet d’utilité sociale et économique. Elle implique le respect des règles coopératives (1 personne = 1 voix), et la lucrativité limitée (obligation de réinvestir dans l’activité la quasi-totalité des excédents).  

Pour devenir coopérateurs de la Coopérative Caravane Café, c’est ici. Part à 100 euros l’unité (25% de réduction d’impôt pour les particuliers)

Origine de la Scic. En 1998, à la demande du cabinet de la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry, Henri Le Marois et Hugues Sibille conçoivent et proposent un nouveau statut pour les entreprises relevant de l’économie sociale sous le nom de Société coopérative d’intérêt collectif. Ils s’inspirent pour cela des entreprises sociales italiennes.

♦ (re)lire Êtes-vous dans le coup avec les Scop ?

Jeudi 19 septembre à la librairie À l’Encre Bleue  à partir de 18h30, Rencontre avec Nicolas Garma-Berman à l’occasion de la sortie de son second roman L’épaisseur de l’aube (éditions Belfond. Puis verre au Caravane Café

En vente (entre autres) Vin POUR de Nathalie Cornec, Thé de Lorraine Millet, bière de La Plaine, Zoumaï et soif.