AgricultureAlimentation

Par Nathania Cahen, le 30 avril 2025

Journaliste

La cuisine à l’aune du réchauffement climatique

© Caroline Dutrey

Manger sous 50°C : un défi auquel se frottent déjà certaines populations et qui menace l’Europe du sud. À Marseille, à l’occasion du festival culinaire et solidaire Cheffes !, une table ronde s’est emparée du sujet. Des échanges savoureux, passionnants, étayés de démonstrations culinaires.

Ce samedi 12 avril, un soleil printanier caresse et dore les murs de la Friche Belle de Mai. Il y a de l’agitation au restaurant les Grandes Tables qui vibrent depuis quelques jours au rythme des marmites africaines (lire bonus). En guise de mise en bouche, un débat sur “L’assiette provençale sous contraintes climatiques : s’inspirer des cuisines africaines pour explorer une frugalité résiliente”. Les intervenants ont pris place sur l’estrade, autour de Laurène Petit, journaliste et co-secrétaire générale de la communauté Écotable. Elle engage la conversation avec un rappel : 54° à Agadir (Maroc), 51° à Assouan (Égypte)… en avril 2024. En avril 2050, à moins d’un gros sursaut collectif, pour ne pas dire un miracle, Marseille et le sud de la France auront rejoint ce club des cités en surchauffe.

Partage des savoirs et des cultures © Caroline Dutrey

Choisir avec soin ses produits

Outre la question de l’habitabilité de la planète, il y a celle du contenu de nos assiettes. Quelles contraintes le réchauffement climatique induit-il dans nos modes de cuisine ? Quels enseignements importer des pays qui composent déjà avec des températures extrêmes ?

Apprendre de ceux qui l’expérimentent déjà, parfois depuis longtemps, coule de source. S’inspirer de solutions low tech ou de modes de conservation adaptés. Des mots s’envolent, un brin austères : résilience, frugalité. D’autres plus savoureux leur répondent : goût, saveurs, inventivité.

Le chef mauritanien Jules Niang aime le dialogue entre son terroir d’origine et Lyon, où il tient table depuis 2013 (son restaurant s’appelle Petit Ogre). « Je ne pratique pas une cuisine fusion, mais une cuisine de contrastes. Qui brasse les inspirations. Un flan de mil par exemple ». Le mil, nous apprend-il, est une variété de céréales (le millet et le sorgho en font partie) qui se plante sur des terres inondées et ne nécessite pas d’être arrosée. Cette plante est au cœur du projet qu’il porte, Olel. Ce programme d’accompagnement de quatre fermes en Afrique de l’Ouest (entre Mauritanie et Sénégal), pourvoit en emplois les populations les plus précaires, avec une réappropriation de leurs produits. C’est là le terreau de nouveaux modèles de cultures, liés aux enjeux de résilience, et de souveraineté alimentaire.

♦ Lire aussi : Ce restaurant qui cuisine grâce au soleil

Expérimenter d’autres cultures

Florence Poncelet, coordinatrice chez Agribio 13 (Groupement des agriculteurs bio des Bouches-du-Rhône) explique que, d’ores et déjà, de nouvelles cultures sont expérimentées dans la région. C’est par exemple la figue de barbarie, la réglisse et le fruit du dragon (ou pitaya, avec déjà 80 pieds en culture dans la plaine varoise de l’Argens). « Des espèces adaptées à de fortes chaleurs, au-delà des 40°C, résistantes à la sécheresse », complète-t-elle. Les cactacées s’imposent en douceur, avec leurs qualités. À l’instar de la figue de barbarie ou du cactus raquette (ou nopal/nopalito pour les Mexicains) qui peut faire office de fruit comme de légume.

Figue de barbarie @ Pixabay

Originaire du Togo, le producteur Pierre Koffi Alanda a installé son exploitation Alandabio à La Sagne, dans les hauteurs des Alpes Maritimes. Lui aussi introduit de nouvelles cultures sur ses terres, comme le gmoba (l’équivalent de notre blette) ou l’aubergine ronde.

Sera encore évoqué le niébé, un haricot d’Afrique tropicale (également appelé dolique ou black eyed peas en raison de son œil noir) dont les usages sont quadruples : vert, en salade, séché ou en farine. Et le manioc : « comme pour le cochon, tout est bon dedans », approuvera un des intervenants. « Tous les fruits et légumes du Togo pourraient pousser en Provence. Il faut simplement qu’ils soient cultivés par quelqu’un qui les connaît et sait les cultiver », assure Pierre Koffi Alanda.

La traçabilité des espèces et boutures a ici son importance : le tamarin vient souvent d’Asie, mais n’a rien en commun avec celui d’Afrique. Le réchauffement climatique se traduit aussi par des glissements géographiques : ainsi de l’amandier et l’olivier, de plus en plus présents en Occitanie.

Des gousses de tamarin © Pixabay

Penser chaque produit dans sa globalité

Gâteau vapeur de pois chiches à l’huile d’olive et au safran en feuilles de consoude, crème d’oseille à l’ail © Caroline Dutrey

Il faut aussi se montrer responsable glisse Jules Niang : « Conserver ou transformer ce qui reste, suivre des recettes antigaspi. Utiliser les fanes de légumes ou les feuilles de la patate douce et du manioc dans l’élaboration d’un autre plat. En Afrique, il existe ainsi une ‘sauce feuilles’ avec du lait de coco, de l’huile de palme ou du beurre de cacahuète ». Le chef lyonnais peut s’inspirer de l’assiette africaine : « un plat au milieu de la table, essentiellement végétal, que les convives se partagent. La viande ou le poisson interviennent comme des condiments et ne sont pas indispensables ». Il insiste : « C’est de la responsabilité des chefs de penser chaque produit dans sa globalité. On regarde encore de loin la cuisine africaine et ses traditions. Les clients sont pourtant très réceptifs ».

De nombreux chefs et cuisiniers utilisent abats, carcasses et parties moins nobles des volailles et poissons pour des bouillons par exemple. Et au rayon de l’antigaspi, Florence Poncelet glisse encore l’utilité du glanage et des cueillettes solidaires.

Acclimater son palais à d’autres goûts

La coordinatrice dAgribio 13 évoque une certaine réticence à s’adapter aux nouveaux goûts : « Il faut être passeur, prescripteur. Apprendre à accueillir la différence gustative ». « De toute façon, quand on n’a pas le choix, on s’adapte, sourit Pierre Koffi Alanda. Quand je glisse une variété nouvelle dans mes paniers, j’ajoute toujours une idée de recette ».

Marseille est justement un formidable terrain de créolisation. « Notre tissu social et diasporique s’y prête », pointe Karim Hammoumraoui. Et le directeur des Relations Internationales et Européennes de la Ville de Marseille d’évoquer le partenariat existant entre Marseille et le Bénin autour d’une ferme urbaine de la banlieue de Cotonou. Et d’envisager des solutions pour ses concitoyens : « En prévision des futures vagues de chaleur, implanter davantage d’îlots et de corridors de fraîcheur, végétaliser avec les bonnes essences, organiser le partage de l’eau. Capitaliser sur la topologie et les espaces fonciers vacants ».

Le cuiseur céramique Cuicui ©DR

Même les ustensiles de cuisine peuvent s’adapter ! Démonstration minute sous nos narines frémissantes avec le cuiseur en céramique Cuicui, aux qualités multiples. Il permet notamment d’économiser l’eau (grâce à sa cheminée centrale, l’eau distillée retourne dans le bac de cuisson au lieu de s’évaporer et conserve les saveurs). Plutôt que du papier sulfurisé, on recourt à du végétal pour les papillotes : les feuilles de figuier justement sont parfaites et aromatiques.

Quatre cheffes françaises au Cameroun

Croiser les cultures agricoles, les influences culinaires et les saveurs, c’était l’objectif de la résidence de cheffes organisée par le Fonds de dotation de la Compagnie Fruitière. La brigade provençale composée d’Aurore Danthez, Marina Jost, Coline Py et Aude-Frédérique Toaly a séjourné en immersion au Cameroun. Là, elles ont côtoyé et échangé avec des chefs locaux.

« Nous avons exploré ensemble les inspirations, les savoir-faire, les ingrédients… », raconte Aurore Danthez. La cheffe du Monticole Culinaire détaille : « Nous y avons découvert des techniques et des usages, comme la papillote végétale, là-bas en feuille de bananier. L’utilisation de la consoude, qui ressemble à l’épinard mais se nourrit d’eau grâce à la rosée. Nous avons aussi revisité l’usage du pilon, un ustensile essentiel en Afrique ; passer du Thermomix au pilon ou à la pierre à écraser est très intéressant en termes de goût ! ».

Au musée national de Yaoundé ©DR

Cela a induit quelques changements dans leur pratique : « consommer moins d’énergie et moins dépendre des technologies ». Outre un beau carnet de voyage, il y a aussi des recettes inédites, comme un aïoli au louloum (une écorce dont le goût se rapproche de l’ail) ou un gâteau de pois chiches. Le débat a cédé la place à un banquet avec son menu slow-futuriste et métissé. Tout en délices. ♦

* Le Fonds de dotation Compagnie Fruitière parraine la rubrique alimentation et vous offre la lecture de cet article *

Bonus

# Cheffes. L’année dernière, Marseille a accueilli un événement professionnel réunissant plus de 80 acteurs culturels africains opérant en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis.
Alors qu’une seconde édition se prépare en Afrique, Marseille se devait de cultiver ce focus culinaire, en inventant un rendez-vous – qui sera désormais annuel – des cuisines Africaines.
Pour ce premier événement, Les Cuisines Africaines et le  festival culinaire et solidaire CHEFFES ! s’associent pour mettre en lumière près de 25 cheffes cuisinières africaines et/ou marseillaises.

# Les enjeux :

Permettre de découvrir et de valoriser les multiplicités culinaires africaines.

Faire reconnaitre et mettre en valeur la contribution des femmes à l’essor des cuisines africaines.

Mettre en valeur la richesse et la diversité de produits locaux africains (céréales anciennes, légumes et fruits indigènes, épices et condiments endémiques…) à travers des cuisines créatives et contemporaines, tant dans les goûts que dans les techniques et les dressages.

Nourrir un dialogue interculturel entre Marseille, la France, l’Europe et l’Afrique à travers la cuisine.

Cultiver un réseau, dont Marseille est une des têtes de pont.

♦ Lire aussi : La cuisine comme un pont entre Marseille et Yaoundé