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Par Nathania Cahen, le 18 juillet 2025

Journaliste

Tisser des œuvres frugales avec les textiles délaissés

L'exposition Bell, Spells & Love Chapels, à Paris © Grégory Copitet

[je recycle, tu surcycles, ils valorisent – #4]

Spécialiste de la lirette, « le tissage des pauvres », l’artiste-tisserande Delphine Dénéréaz crée des œuvres pleines de poésie, de fantaisie… et de dextérité. Avec pour matière première du textile et des chutes de tissu – délavé, usé, troué – inutilisables pour les autres.

Toute jeune femme, elle avait dans l’idée de se lancer dans la mode responsable. Mais à l’ENSAV La Cambre (École Nationale Supérieure des Arts Visuels), à Bruxelles, ses études de design textile lui réservent une surprise : « Nous nous frottions à toutes les techniques de conception et de design textile. C’est ainsi que j’ai appris à tisser, ça a été une révélation ! ».

Après quelques années bruxelloises, retour dans ses terres pour cette native de Provence. À cheval sur le Vaucluse, où elle vit, et Marseille, élue pour son côté populaire et dynamique, ainsi que pour l’Atelier Vé, où son travail s’enrichit au contact de six autres artistes. Un vaste espace foutraque pour tout néophyte qui y pénètre. Des établis, des métiers à tisser, des tas de tissus, d’objets hétéroclites et de matériaux, des pots de peinture, des œuvres plus ou moins achevées, aux murs, dans les coins. Bref, l’antre d’artistes…

Delphine Dénéréaz dans son atelier © Pauline Chabrol

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La magie d’une technique millénaire et universelle

Delphine Dénéréaz est une spécialiste de la lirette, « le tissage des pauvres, nous explique-t-elle. Apparu dans une période de pénurie de laine, il s’appuie sur le réemploi, de pièces textiles notamment, pour réaliser couvertures et tapis ».

“Des gestes millénaires, un langage puissant, commun et féminin” © DR

« Le tissage a quelque chose de très répétitif, qui demande beaucoup de patience, convient-elle. Mais c’est magique de perpétuer une technique universelle vieille de plus de dix-mille ans. Ce sont des gestes millénaires, un langage puissant, commun et féminin. C’est merveilleux que cela existe encore, qu’on puisse renouveler les ouvrages qui en sont issus. Et je suis fière de faire rentrer une technique considérée comme peu noble dans le champ de l’art contemporain ». Il y a de la mythologie, un certain mysticisme que Delphine Dénéréaz assume. Comblée par ce média qui devient le support de nouveaux récits, souvent féériques, dans l’univers personnel qu’elle tisse.

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Une démarche intime et frugale, un univers fantasmé et coloré

Dans le même temps, sa sensibilité aux précédentes vies des pièces utilisées va s’exacerbant. Émue par des broderies et détails qui sont autant de vestiges de temps révolus – « cela chatouille en moi quelque chose d’intime ». Combiner ce qu’elle aime sera un défi relevé, qui s’inscrit dans « une démarche frugale, entamée dans les placards de sa famille pour récupérer ce qui ne peut être recyclé ou réutilisé parce que trop abîmé, troué, délavé ».

Car sa quête de sens est exigeante : chez Emmaüs par exemple, sa sélection est pointilleuse, « pour ne pas priver ceux de peu de moyens ». Des marques textiles lui cèdent aussi des stocks dont elles n’ont plus l’usage. « Tout a du potentiel », estime celle qui n’hésite pas à introduire (et à tisser) plastiques, fragments de bâches, chaînettes et matériaux divers dans ses créations. « On peut en effet tout tisser sur un métier ».

De cette matière première de récupération, elle fait des tableaux en tapisserie, ou des tapisseries-tableaux. « Mais jamais d’utilitaire ». Des petits formats de 15 cm de haut à des installations quasi monumentales dans l’espace public. Comme le Palais d’Harmonia (bonus) réalisé en 2024 pour le festival Vent des Forêts, à Lahaymeix, dans la Meuse. Elle commence toujours par dessiner avant de s’installer devant son métier à tisser pour attaquer l’ouvrage. Fantasmé, féérique, utopique et souvent végétal, son univers mêle thèmes populaires et contemporains. Des scènes souvent ponctuées de smileys et d’émojis anachroniques, qui nous égarent…

“Là où chuchotent les Morphos”, Abbaye de L’Escaladieu, Hautes-Pyrénées © DR

Une commande d’Hermès, une œuvre pour les aéroports de Paris

Nombre de commanditaires sont des institutions culturelles : la galerie du 19M à Paris, le Mucem de Marseille, la Collection Lambert à Avignon, la Villa Noailles à Toulon.

Cependant, Delphine Dénéréaz est aussi sollicitée par des marques, comme Nike ou Gucci. « De quoi mettre du beurre dans les épinards », avoue-t-elle. Une belle commande est ainsi tombée en 2025 : huit grands panneaux pour la vitrine Hermès de Shangaï. À livrer avant la fin de l’année. « Être appelée par Hermès, c’était une folie », rembobine-t-elle. Avant de confier : « J’ai attaqué les dessins. Le thème pourrait être celui des 13 desserts du Noël provençal ».

Une oeuvre de Delphine Dénéréaz sur le Kraken, une goélette engagée pour l’environnement © Polymer Collectif

Elle est aussi co-lauréate (avec Raphaël Mougel) d’un appel à projets initié l’hiver dernier par le CENTQUATRE-PARIS, pour la réalisation d’une œuvre qui sera exposée en décembre dans le terminal 3 de l’aéroport d’Orly. « Une carte postale géante de 40m2 qui réemploie les bâches des JO 2024 suspendues dans les aéroports. Avec de petites bandelettes qui en pendront et donc oscilleront au gré du mouvement des voyageurs ».

Des expos cet été

Pour l’heure, notre artiste spécialiste du « fiber art » expose certaines de ses œuvres à Paris. Une carte blanche meublée d’œuvres joyeuses et fantasques à Chapelle XIV (bonus) pour l’exposition Bell, Spells & Love Chapels. Et la joie de partager cet écrin avec l’artiste Bridget Löw, également résidente à l’Atelier Vé, également tisserande.

Ailleurs, une réalisation récente est installée sur un des ponts du Kraken, bateau de sensibilisation qui arpente les côtes méditerranéennes (amarré cet été sur le Vieux-Port de Marseille, à Sète, aux îles du Frioul). Haut de 5 mètres, baptisé « Ne faites pas pleurer les sirènes », ce panneau est réalisé avec des filets de pêche fantômes récupérés au large de l’île du Frioul. De quoi « tissee une archéologie entre passé et futur »… ♦

Bonus

# Le Palais d’Harmonia. L’œuvre est une création collective de l’artiste avec huit détenus volontaires. Elle implique dessins, découpes et tressage de textiles et l’aide de deux stagiaires. De plus, en référence à la tapisserie La Dame à la licorne, les participants ont été invités à symboliser des vertus et des valeurs qui leur sont chères. Des paysages vécus ou rêvés. « Un château sans porte, ni dedans ni dehors, ni roi, ni territoire, un dessin dans la forêt, une harmonie de couleur évoquant les voyages, la liberté », précise l’artiste.

Le Palais d’Harmonia @DR

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Bell, Spells & Love Chapels @ Grégory Copitet

# L’exposition Bell, Spells & Love Chapels. À l’origine de l’événement, Joséphine Dupuy Chavanat écrit : “ Penser une exposition avec Delphine Dénéréaz, c’est vivre le rêve éveillé que l’on se permettait d’avoir, enfant, au milieu de sa chambre remplie d’objets fantastiques.

Comme les fils de ses tapisseries, issus de rebuts de vieux vêtements ou de draps, ce sont les souvenirs qui se mêlent, tout comme les rituels universels d’amour pratiqués depuis des lustres.

De la technique ancestrale du tapis de lirette aux représentations contemporaines du flirt sur les apps, Delphine joue sur les codes du conte, de la série télé ou du swip”.

Jusqu’au 26 juillet, 14, bd de la Chapelle, 18e.