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Comme pour tes légumes, achète du fromage de saison
Troisième volet de la série “Comme pour tes légumes” : après le poisson et les fleurs, le fromage ! Fabriqués à partir de lait, les fromages ne peuvent être produits qu’après la naissance de petits bovidés. Or, contrairement aux vaches qui mettent bas toute l’année, les chèvres ne donnent naissance qu’entre février et avril. Donc, en principe, impossible de trouver leurs fromages sur les étals en plein hiver. Sauf ceux issus d’élevages qui, à coups d’hormones ou de lumière artificielle, ne respectent pas le cycle naturel de l’animal. Rencontre avec une fromagère de Marseille et un éleveur des Alpilles.
Le fromage de chèvre commence tout juste à apparaître dans les rayons de la fromagerie Fil Bleu à Marseille. « Et encore, c’est à la marge. La plus grosse saison est en avril, quand toutes les chèvres ont mis bas », souligne Alice Pinthier, cofondatrice de ce commerce coquet qui se distingue par l’exigence de ses produits. Les animaux doivent manger de l’herbe l’été et du foin l’hiver, et non une alimentation à base d’OGM ou d’ensilages, pâturer au moins 120 jours par an et avoir un cycle naturel respecté. En effet, pour obtenir du lait toute l’année, et donc du fromage, certains éleveurs chamboulent la saison sexuelle – ils ‘’désaisonnent’’, dans le jargon.
Traitements hormonaux
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La fromagère, qui a visité nombre de fermes, laiteries et caves d’affinage pour sélectionner ses produits, refuse le ‘’désaisonnement’’ invasif, comme le traitement hormonal. En effet, explique-t-elle, pour modifier le cycle des chevrettes, des éleveurs leur administrent des hormones avant de les inséminer artificiellement à un moment fixe. Ce procédé permet de maîtriser la reproduction toute l’année, n’importe quand, et donc la mise-bas également. « C’est qui se passe malheureusement dans la plupart des élevages en France et même pour des chèvres très jeunes, de même pas un an. Parfois, le mois suivant de leur mise bas, elles subissent à nouveau ce procédé », déplore la jeune femme, engagée en faveur du bien-être de l’animal.
Une deuxième technique est le traitement lumineux qui consiste à mimer les saisons avec de l’éclairage artificiel. Il s’agit de soumettre les animaux, enfermés dans un bâtiment, à une alternance de périodes de « jours longs », puis de « jours courts » à des moments de l’année précis.
♦ Selon une enquête de l’INRAE de 2016, 76% des élevages conventionnels auraient recours à des traitements hormonaux. Ils sont en revanche interdits en élevage bio.
Fromagerie des Alpilles

@Marcelle
Autre explication possible à la vente de produits caprins l’hiver : « Les laiteries congèlent le lait ou les fromages », avance Florent Rueda, à la tête de La Fromagerie des Alpilles. Cette exploitation familiale à Saint-Rémy-de-Provence possède 21 hectares de champs et 130 chèvres blanches. L’éleveur les sort en pâturage jusqu’à Noël et dans un parc attenant l’hiver. Il leur donne par ailleurs une alimentation 100% issue du domaine traité sans intrants chimiques. Pour autant, ce trentenaire avenant, en jean-baskets, se défend d’être « écolo ». Il aime juste « les choses naturelles ». Les chèvres rentrent en chaleur quand les jours diminuent, c’est-à-dire à partir de mi-août. « Le temps change souvent après un orage. Il commence à y avoir par exemple de la rosée le matin. Cette transformation déclenche les chaleurs », détaille-t-il tout en enfourchant du foin pour le donner à son troupeau. Les chèvres et les quatre boucs, qui pâturent ensemble, s’accouplent alors. Les premières gestations débutent en général fin août et durent cinq mois.
Première naissance mi-janvier

Durant cette période, les chèvres peuvent toujours donner leur lait, « sauf les deux derniers mois de la gestation et la première semaine après la mise bas ». Cette année, 80 chèvres ont eu leur petit mi-janvier. « Pour les 50 autres, on attend, c’est souvent la pleine lune qui les déclenche », confie Florent Rueda. Pour savoir quelle chèvre traire, l’éleveur les a différenciées avec des codes couleurs : rouge quand le lait est pour les chevreaux, bleu pour le fromage. Aucun quand elles n’ont pas encore mis bas ou quand elles n’ont jamais été mères. Toutes, en revanche, partent en salle de traite, toute l’année, pour continuer à les habituer, l’idée étant de ne jamais les contraindre pour leur éviter tout stress. Pas de problème : à coup de « hop hop hop ! », elles trottinent l’une derrière l’autre dans la pièce attenante, grimpent sur un promontoire. Puis se délectent de céréales tandis que le lait des biquettes bleues et rouges est tiré mécaniquement. Chacune donne entre deux et deux litres et demi de lait, à raison de deux traites par jour. En revanche, dès les beaux jours, avec le soleil, la production augmente de 20 à 30 litres par jour.
♦(re)lire Comme pour tes légumes, achète du poisson local et de saison
Fromage fermier

Produire du fromage demande toute une technique et chaque fermier a sa recette. « Trois facteurs rentrent en compte : la race, l’alimentation et le ferment », expose Florent Rueda dans son laboratoire qui jouxte la maison familiale. Au plus haut de la saison, entre Pâques et l’été, il fabrique 500 fromages par jour et une vingtaine de produits différents : bûche, crottin, tomme, brousse, yaourt, faisselle, etc. Sa nouveauté est un fromage frais à l’ail, échalote, tomates séchées et ciboulette, « parfait pour l’apéro ». Lorsque ses parents se sont lancés, ils avaient en tête un produit bien précis. « Je voulais un fromage qui ne sente pas, moelleux en bouche et fin au palais. J’avais fait le tour de mes copains restaurateurs du coin pour prendre leur avis », raconte son père, qui vit toujours sur place. Il a testé plusieurs fromages avant de trouver la race de chèvre idéale, à Gstaad, en Suisse. « Ce sont des saanen », sourit le retraité de 77 ans, l’œil malicieux. Lorsqu’il a démarré en 1981, personne ne croyait en son idée de produit fermier. « Dans les années 1980, il n’était pas du tout à la mode. La tendance était plutôt au fromage industriel pour les supermarchés », explique ce Méditerranéen chaleureux et volubile.
♦ Le fromage ”fermier” est un fromage produit et fabriqué à partir du lait d’une seule ferme, puis transformé également sur cette même ferme.
Un équilibre entre gras et protéines

L’alimentation influe directement la lactation. Ainsi, en ce moment, Florent Rueda donne à ses chèvres du ray-grass, « sorte de gazon qui offre un bon équilibre entre gras et protéines ». Elles pourraient produire bien plus avec de la luzerne, « mais je suis sûr d’avoir des mammites [inflammation des mamelles – NDLR] à répétition », explique ce trentenaire dont le but « est de produire correctement ». Il ajoute au lait, à une certaine température, de la présure pour provoquer la coagulation du lait et obtenir le caillé – base de tous les fromages. Et du ferment lactique pour acidifier le lait, relever le goût et les saveurs. À savoir que « le fromage n’est pas le même selon le ferment », précise le producteur, qui en choisit un bien spécifique.
‘’Les chèvres qui pâturent produisent un lait de meilleure qualité nutritionnelle et sensorielle’’, INRAE
Des fromages moulés à la main

Pour savoir si le caillé est prêt, Florent Rueda n’a pas besoin d’appareil, « je me sers de la vue, du goût, de la texture et de l’odeur ». Idem pour mouler ses fromages : « La façon dont on travaille le caillé, il n’y a que la main de l’homme qui peut le faire », appuie celui qui a toujours désiré faire ce métier. Il projette de tripler ses ventes cette année avec son Alpicrème, médaille d’or international 2025 – texture crémeuse, riche en goût, à la croûte fine et fleurie. Ce paysan, qui a repris la ferme en 2013 en la mécanisant davantage, travaille en permanence sur de nouveaux fromages. Il ne cherche cependant pas à produire « toujours plus ». Et préfère compléter ses revenus et son quotidien avec l’agrotourisme. Cet électrotechnicien de formation aime raconter son activité. « On n’est plus qu’une quarantaine en PACA. Plus personne ne veut faire ce métier, car il faut être là tous les jours ».
♦ (re)lire Le fromage urbain : nouveau graal des gourmets
Soutenir les exploitations artisanales

Alice Pinthier, la fromagère du Fil Bleu, travaille avec une dizaine d’entre eux au plus haut de la saison, pas avant avril. Quand, avec son associée, elles ont ouvert cette adresse gourmande en 2020, les grossistes ont affirmé qu’elles ne passeraient pas un hiver sans vendre du fromage de chèvre. Elles ont déjoué leur pronostic. « Quand on explique pourquoi on ne veut pas vendre du fromage de chèvre l’hiver, le message passe. Surtout quand on dit qu’il est bourré d’hormones », souligne de sa voix douce cette passionnée de 34 ans, devant ses caissettes de Petit Marseillais, le seul fromage de chèvre ce jour. Ses arguments convainquent sans peine les clients : acheter du chèvre ‘’saisonné’’ est mieux pour le bien-être animal. Mais aussi pour notre santé.♦

Bonus
#Les brebis sont aussi ‘’saisonnées’’. « Mais on trouve plus facilement leur fromage toute l’année, car elles sont moins sensibles à la saison. Et que le fromage est souvent à pâte dure, comme la tomme du Pays basque. Elle se garde longtemps, ce qui permet de lisser toute l’année », détaille Alice Pinthier.
#Que deviennent les chevreaux ? À la Fromagerie des Alpilles, environ 250 chevreaux naissent par an (une chèvre peut donner jusqu’à trois petits). Il garde 50 chevrettes dont 25 pour la viande, « pour notre consommation personnelle ou la vente directe », explique Florent Rueda. Il part du principe que « toute production doit servir à quelque chose ». Les 200 chevreaux restants sont vendus à des engraisseurs qui les nourrissent jusqu’à un poids d’abattage. La viande part généralement en Italie. Car, en France, on ne mange plus guère de chevreaux. « Pourtant le goût est moins fort que l’agneau », se désole- t-il. Tout en soulignant que son père en vendait autrefois 100%, surtout à Pâques. À ceux qui s’émeuvent de la mort des chevreaux (il est vrai, très mignons), l’éleveur répond : « Tout le monde veut du fromage, mais personne ne veut du chevreau. Donc on fait comment ? ».
♦(re)lire Comme pour tes légumes #2, achète des fleurs locales et de saison
#Il existe d’autres fromages de saison. Influencé par l’alimentation des animaux, le goût du lait varie d’une saison à l’autre. Par exemple, si l’animal broute de l’herbe fraîche, son lait n’aura pas la même saveur qu’avec du foin. Par ailleurs, certains fromages s’affinent durant plusieurs semaines avant d’atteindre leur maturité gustative. Enfin, les appellations protégées ont un cahier des charges précis. Alice Pinthier explique : « Le Mont d’Or est fabriqué quand les vaches sont mises à l’herbe. La vente ne peut donc se faire qu’entre le 10 septembre et le 10 mai. Le salers est produit entre le 15 avril et le 15 novembre, uniquement avec des vaches dans le pré. La Brousse du Rove n’est fabriquée que du printemps à l’été, lorsque les chèvres sont dans les pâturages estivaux. Si vous en trouvez en vente l’hiver, c’est de la fraude ! »