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Par Nathania Cahen, le 24 janvier 2025

Journaliste

Quelle place pour les “vieux” dans nos sociétés ?

"La solitude, un cercle vicieux qui peux générer l’idée ou le besoin de recourir à l’euthanasie" - Illustration © Pixabay

Le Cinéthique* du mois de novembre a permis de découvrir « Plan 75 », premier film dystopique de la Japonaise Chie Hayakawa, sorti en salles en 2022. L(occasion d’évoquer le sort réservé aux aînés, aux “vieux”, dans nos sociétés vieillissantes. Avec François Crémieux, directeur général des Hôpitaux Universitaires de Marseille, et Marc Rosmini, agrégé de philosophie.

Si vous ne le connaissez pas, en voici le synopsis : au Japon, dans un futur proche, le vieillissement de la population gagne du terrain. Le gouvernement estime qu’à partir d’un certain âge, les seniors deviennent une charge inutile pour la société et met en place un accompagnement logistique et financier pour mettre fin à leurs jours. Ce projet baptisé “Plan 75”, vendu comme un “droit à l’euthanasie”, est basé sur le volontariat. Le film s’ouvre sur une tuerie à la carabine dans une maison de retraite.

Quelles émotions ?

La tristesse est pour François Crémieux le premier sentiment qui se dégage de ce film. « Pas tant la manière dont les personnes âgées sont représentées, mais l’impact sur la jeunesse qui les entoure. Une extrême mélancolie de voir leur éthique et leurs valeurs méprisées ».

De son côté, Marc Rosmini souligne d’abord les qualités cinématographiques du film. Notamment la lenteur, traditionnelle dans le cinéma japonais, voie ouverte par Yasujirō Ozu, Kenji Mizoguchi et d’autres.

La question de la sensibilité et de l’insensibilité lui semble prégnante dans Plan 75. « Le spectateur se retrouve dans une position comparable à celle des personnages confrontés au Plan. Invités à se rendre insensible au moyen de procédés de mise à distance. Sidérés par la froideur du processus, dans le fond et la forme. Il n’y a ni mélo ni pathos ». Et le philosophe cinéphile de souligner le procédé utilisé : tout est filmé en longue focale. « Avec une zone de netteté très courte, une faible profondeur de champ qui nous met mal à l’aise, nous fait voir sans tout voir ». Le propos devrait nous émouvoir, mais la machine à se durcir opère de son côté.

Il pousse l’analyse : « Cela m’a fait penser à d’autres films récents, comme l’Histoire de Souleyman. Comment on se rend insensible, au sort des migrants dans ce cas ».

Le soin et la solitude

François Crémieux en vient au sujet du soin, « ce que peut être la perversité de l’usage du soin à des fins d’inhumanité ». Il évoque certains débats dans les hôpitaux, sur les protocoles, certains gestes qui ne sont pas parfois des moyens de se mettre à distance. « Ici on atteint un paroxysme. L’hypertechnicité est perverse, car normalement on doit faire du bien. Or le système organise et instrumentalise le soin, non dans l’intérêt des patients mais dans le sien ».

Le directeur de l’APHM pointe aussi la solitude, un cercle vicieux qui peux générer l’idée ou le besoin de recourir à l’euthanasie. Qui entretient le processus.

Sur la solitude, Marc Rosmini ajoute qu’elle est « le signe d’un dysfonctionnement de la société ». Puis évoque la question du consentement : « Quelle valeur quand l’attachement à la vie est si faible et affaibli qu’il perd de la substance ? Qui juge de la valeur de notre vie dans telle ou telle société ? Quelle vie mérite d’être vécue dans notre société ? »

La place des plus vieux

Dans le public des commentaires et des questions jaillissent. Une socio-anthropologue qui a travaillé sur les émotions et le sens évoque l’euthanasie sociale et regrette : « Dans certains pays notamment le Maroc et les bidonvilles de Casablanca où a vécu une partie de ma famille, les plus vieux sont accompagnés différemment, ils ont leur place et ce n’est pas un sujet. Ici on voit une fragmentation du rôle de chacun ». Elle cite encore un chiffre noir (repéré dans un article de 2002 – NDLR), celui de la France en tête des pays européens pour le suicide des personnes âgées. Et cet autre article selon lequel 40% des couples japonais ne font plus l’amour. « Les interactions sont en déclin et l’IA n’arrange rien ».

Un spectateur souligne que ce plan 75 qui doit permettre aux plus jeunes d’avoir plus de moyens ne provoque aucune révolte contre ce projet politique. Un homme éteint juste sa télé et on assiste à un lancer de boules de peinture sur les affiches du Plan : ce sont les seuls actes de résistance qui sont montrés. « Cela crée un malaise, une espèce de résignation. Et cela amène aussi une certaine mélancolie, celle des travailleurs qui ressentent une perte de sens liée à leur activité. Je ne pense pas que notre société soit très éloignée de cette hypothèse. Et que des sacrifices soient demandés à certains catégories de population, cela existe déjà ».

L’euthanasie sociale

Marc Rosmini acquiesce sur l’absence de débat et de questionnement éthique. « Il y a une ascèse, observe-t-il. Chie Hayakawa joue sur l’ellipse, renvoie le spectateur à lui-même. Les silences du film sont à meubler par chacun. »

Le philosophe poursuit sur l’idée d’une euthanasie sociale pour préserver la compétitivité du Japon. Dans un contexte capitalistique. « Dans le documentaire de François Ruffin et Gilles Perret Au boulot, sur les « indésirables » et les ‘kassos’, on observe que beaucoup de Français sont privés de leurs droits ou ne savent pas qu’ils pourraient y avoir accès. Avec en fond un système de culpabilisation, des discours et un dispositif qui stigmatisent de façon à se sentir indésirable ».

Un spectateur regrette : « Tout se marchandise : les vieux, les services publics. Ce sont des effets pervers sur la société. Cette dystopie nous éclaire finalement sur ce qui se passe ici notamment. »

Un autre : « J’espère que cela restera un film d’anticipation, et non un film prémonitoire ».

Les jeunes et les vieux, deux camps opposés ?

Une spectatrice : « On s’interroge. Pourquoi cette société n’est pas capable d’inventer des rapports intergénérationnels et de capitaliser sur leurs bienfaits ? Durant le Covid, là encore les intérêts des jeunes étaient opposés à ceux de leurs aînés. Si les premiers sortaient, ils risquaient de tuer les seconds. Mais les conséquences psychologiques ont été désastreuses chez les jeunes ».

François Crémieux prolonge en évoquant « l’extrême solitude et l’abandon des résidents des Ehpad au nom de leur protection ». Mais pointe par ailleurs l’importance des retraités : « Jusqu’où notre société est-elle prête à aller dans la surprotection, la revalorisation des retraites, le maintien de leur pouvoir d’achat alors que les salaires des jeunes ne suivent pas ? Jusqu’où une génération parce qu’elle est engagée et vote, est-elle légitime pour expliquer aux suivantes que la bataille sur le pouvoir d’achat doit favoriser les plus vieux, souvent déjà propriétaires et ayant accumulé un petit capital ? Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vieux pauvres. Ce n’est pas un film de rupture mais un continuum. »

Une dame évoque le film Soleil Vert (de Richard Fleischer – 1973) et souligne cette obsession de fuir la vieillesse et mettre à distance la déchéance physique. « Tout cela est très cynique et repose sur un conditionnement mental. Mon père assurait vouloir partir quand la maladie le diminuerait trop, mais quand il a vu qu’il était bien entouré et accompagné, cela n’a plus été une question ».

♦ Relire l’article : Contre la solitude des aînés, de nouvelles cohabitations

Le sens du collectif

Marc Rosmini ramène le débat sur le terrain du monde du travail. « Dans ce film, les jeunes travaillent sur une plateforme téléphonique, dans le care auprès personnes âgées et dans la vente en ligne, des ‘bullshit jobs’ dépourvus de sens, ou avec un sens effrayant ». Il recommande à ce sujet la lecture de l’essai « La droitisation française : mythe et réalités » de Vincent Tiberj. Il y est question de la perte de sens du collectif dès lors qu’on atomise les individus. Et de citer encore le philosophe américain John Dewey et son ouvrage « Le public et ses problèmes » (1927) : la démocratie commence quand on prend conscience qu’on a des intérêts collectifs. « Donc il faut des lieux d’échange, de discussion, cela a longtemps été le rôle des syndicats, observe l’enseignant. Les autoentrepreneurs se pensent patrons mais la plupart ont les conditions de travail et les revenus de la classe ouvrière ».

François Crémieux clôture l’échange sur les notions de liberté et libre arbitre : « Au nom de la monétisation, peut-on retirer son libre arbitre à un individu ? Une consultation psychologique doit-elle être une condition pour l’euthanasie ? Où est la liberté ? » ♦

* À Marseille, un Cinéthique est proposé tous les deux mois par le Comité de réflexion éthique Paca-Corse. La projection d’un film donne ensuite lieu à une discussion mêlant éthique et philosophie. Le prochain se tiendra mardi 11 mars avec le film documentaire Les esprits libres de Bertrand Hagenmüller, dans le cadre du festival Music & cinema.