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Quelques heures avec le Samu social de Marseille
Dans la cité phocéenne où près du quart de la population vit sous le seuil de pauvreté, le Samu social municipal multiplie les maraudes 7j/7, de 7 heures du matin à minuit passé. On n’y comptabilise pas le nombre d’interventions mais les 350 repas écoulés chaque jour ou encore les 3000 couvertures et duvets distribués sur une année. Reportage.
C’est dans les quartiers nord, à Bougainville, que se trouvent depuis un an les locaux et le parc de véhicules du Samu social de Marseille. « Nous estimons à 20 000 les gens vivant dans la rue. Le recensement de l’ASSAb en pointe 16 000, mais certains n’appellent pas et tous les squats ne sont pas comptabilisés », soupire Elsa Peinturier, cheffe de ce service créé en 1998 – avec la singularité d’être municipal. « C’était sous l’ère Gaudin, mais il n’y avait alors qu’un véhicule », ajuste Audrey Garino, élue en charge des affaires sociales, de la solidarité et de la lutte contre la pauvreté.
En cette fin d’après-midi de septembre, une quinzaine de véhicules blancs sont stationnés dans la cour. Les tournées du jour sont terminées (maraudes, accompagnement aux douches municipales ou rendez-vous médicaux importants). Celles du soir vont démarrer. Je serai avec Pascale Spedale et Nesrine Pereira, deux des 52 agents d’intervention du Samu social de la cité phocéenne. Recrutées en juin dernier, elles se sont formées avec des « anciens » avant d’évoluer solo depuis septembre.

À bord, 70 repas, de l’eau, des couvertures, des kits d’hygiène…
17h45. Il est temps de se préparer. Nous faisons un tour dans la réserve, au rez-de-chaussée. Là sont entreposés dans différentes pièces des kits d’hygiène, des couvertures et sacs de couchage, des vêtements (un achat de slips d’un montant de 25 000 euros vient d’être effectué) et des chaussures, des palettes de bouteilles d’eau… Un mélange d’achats et de dons.

Nous prenons à bord 70 pique-niques dans leurs sacs en papier kraft. Où allons-nous ? « Ça dépend des urgences, des appels, explique Pascale, la doyenne de l’équipée. Il y a des spots et des squats où nous passons régulièrement, du côté de la gare, en haut de la Canebière… Mais nous avons déjà deux signalements, donc on commence par là ! ». Les signalements remontent de différentes sources : 115, pompiers, police, Allo mairie, associations de riverains, particuliers…
C’est Pascale qui conduit. À proximité de la gare, nous sommes hélées par une dame sans domicile. « On a une urgence, on repasse après », promet Pascale. Elle manœuvre bientôt avec dextérité le véhicule blanc dans les ruelles étroites, voisines de la rue d’Aubagne, dans le 1er arrondissement. Une commerçante a appelé pour une SDF qu’elle connaît bien et qui lui semble mal en point. Elle sort de sa boutique dès qu’elle nous voit, remercie chaleureusement l’équipe, explique qu’à part donner à boire et à manger, elle ne sait trop que faire. « La solidarité est très forte dans l’hyper centre, les commerçants, les habitants, mais aussi les policiers font ce qu’ils peuvent », confirme Pascale.
♦ (re)lire l’article : Petits bagages d’amour pour nouvelles mamans désargentées
De beaux yeux bleus dans un visage crasseux
Assise par terre, Dominique n’est pas en forme, en effet. Nesrine retourne au camion et attrape une bouteille d’eau, un panier-repas et une paire de baskets. Accroupies sur le trottoir, indifférentes aux effluves d’urine, les agents engagent la conversation. Dominique a 55 ans, de beaux yeux bleus dans un visage crasseux, une veste de survêtement sale, des savates dont dépassent deux talons gris et crevassés. Elle raconte une existence bourgeoise dans une autre vie et un autre quartier, un métier, un mari, un fils. Et puis un divorce, l’alcool, la clope, la rue, la descente aux enfers. Dominique n’a pas envie de dormir en centre, pas envie de soins. Pascale tente de la convaincre d’aller aux douches municipales dans la semaine, l’équipe du matin passera la prendre. Non s’entête celle qui semble avoir renoncé à tout.

Sur le trottoir d’en face, une jeune femme filiforme et vêtue de noir fait signe. C’est Hanane. Pascale la connaît, lui donne un pique-nique, échange quelques mots, sur son moral, sa santé, si elle a un toit… Hanane nous serre la main et, montrant Pascale : « Je l’aime beaucoup, je la respecte beaucoup. Ce qu’elle fait, c’est pas rien ».
La plupart des personnes croisées ne sont pas des inconnues pour les services du Samu social. Même si la géographie est mouvante, au gré des déplacements, des squats et des embrouilles. « On garde un œil sur ceux que l’on a localisés, mais aussi sur ceux qui n’ont pas appelé depuis un moment. On échange avec les autres travailleurs sociaux pour essayer de retrouver leur trace », explique notre tandem. « Il y a beaucoup de personnes dont on a croisé le chemin et dont on aimerait avoir des nouvelles, prolonge Pascale. Parfois c’est mieux de ne pas savoir, ça nous permet de fantasmer positivement ».
Quand aller vers les autres est une seconde nature
On ne devient pas par hasard agent d’intervention du Samu social. C’est parce qu’à l’image de Nesrine et Pascale, aller vers les autres est une seconde nature. Je connaissais Pascale dont j’ai fait le portrait il y a trois ans (à relire ici), alors qu’elle travaillait pour le groupe La Varappe. Un sacré brin de femme (six enfants et cinq petits-enfants) qui concentre une énergie et une humanité incroyables. 25 années la séparent de son binôme, la brune Nesrine. « Je voudrais être dans la police, dans les équipes d’intervention de la brigade des mineurs. J’ai loupé une des trois épreuves, mais je vais repasser le concours ! » Le parcours de la jeune femme s’est toujours inscrit dans le social, comme maîtresse de maison dans des MECS (maisons d’enfants à caractère social) ou en centre éducatif fermé.
Sur le chemin de notre camion qui repart, des mains s’agitent, des voix hèlent pour des repas qui sont tendus à bout de bras par les vitres baissées. « Prenez soin de vous, au revoir les garçons », lance le binôme. Sur le siège passager, armée d’un micro, Nesrine transmet le décompte de la distribution au PC central.

Une heure avec Didier
Désormais, nous filons vers le 5e arrondissement, où un homme bien connu de l’équipe est étendu sur un trottoir du boulevard Baille. Didier, « un habitué » qui présente de gros désordres psychiatriques, est souvent traité à l’hôpital Edouard Toulouse. Il git sous une couverture. S’anime un peu à notre arrivée tandis que s’entame un processus laborieux. Il faut lui trouver une place dans un service psychiatrique pour la nuit. L’adjoint de permanence est contacté, cela tombe bien, c’est Audrey Garino.

Les pompiers sont appelés. Quand ils sont sur place, nouvelles tractations avec Didier qui ne veut pas monter dans leur camion. Il redoute les pompiers, pas toujours commodes, demande à être accompagné par l’équipe du Samu social. Puis non finalement. Et plus rien ne le convaincra malgré la douceur et les efforts de persuasion déployés par Nesrine et Pascale. Le tout avec des pincettes, car il peut décompenser, devenir agressif. Sa silhouette massive finit par s’éloigner dans la lueur des lampadaires, lentement, un sac plastique dans chaque main.
Il fait nuit désormais, nous avons passé une heure et demie sur ce trottoir. « On essaye jusqu’au bout, on ne lâche pas tant qu’on peut aider ou être utile. On prend le temps de parler, de comprendre, de négocier… », commente Nesrine.
♦ « On intervient dans toute la ville, le centre comme les beaux quartiers, et les plages car il y a des douches. Moins dans les quartiers nord où règne une grande solidarité » – Pascale Spedale
« Tu as un endroit où dormir ? Tout ce qu’il faut pour la petite ? »
Nous voici au kiosque des Réformés, en haut de la Canebière, un petit square où le soir se rassemblent de nombreux migrants, notamment des migrants mineurs non accompagnés. L’estafette est prise d’assaut, Nesrine et Pascale distribuent les sacs en kraft à tour de bras. À une maman qui porte un bébé : « Tu as un endroit où dormir ? Tout ce qu’il faut pour la petite ? » À un jeune : « Non, pas de panier-repas pour ton copain s’il n’est pas là, on ne donne qu’aux présents ». Une paire de chaussettes est glissée à un autre qui boite dans des baskets éculées. « Le repas, le café, c’est l’alibi. Le prétexte pour déceler les souffrances, vérifier si tout va bien… »

Notre véhicule blanc met le cap vers sa base. Pour une pause casse-croûte et récupération bien méritée. Aussi pour faire provision de couvertures et de repas. En route, juste avant la bretelle de l’autoroute Nord, un squat sous une pile de pont. Pascale saute du camion avec deux paniers-repas. Un homme échevelé et agité surgit de derrière l’abri de fortune. Il vocifère, balance les sacs dont le contenu se répand à terre… « Sous crack, comme beaucoup. Il y a des soirs comme ça », souffle Pascale rentrée précipitamment à bord.
Pour moi, la tournée est finie. Elle reprendra cependant jusqu’à minuit pour mes coéquipières, qui mettront ensuite du temps à s’endormir… « Pas avant 2 heures, 2 heures et demie du matin, acquiesce Nesrine. Mais je serai debout pour le réveil et le départ de mes deux petites ! » ♦
♥ À votre bon cœur ! Le Samu social de Marseille a besoin de dons ! Vêtements chauds et confortables, couvertures, sacs de couchage, serviettes, chaussures, vêtements enfants et jouets, matériel de puériculture… à déposer au 10, bd Ferdinand de Lesseps (3e ) ♥
Bonus
[pour les abonnés] – Marseille, son Samu social et la grande précarité – Naissance du Samu social en France – Agent d’intervention du Samu social, un statut en construction – <!–more–>
- La Ville de Marseille et la grande précarité. Le 15 décembre 2023 le Conseil municipal a délibéré la signature du dispositif Plan Pauvreté doté d’un budget de 1,7 M€ (850 K€ de l’État et 850K€ de la Ville de Marseille) qui vient renforcer le soutien apporté par l’État à la Ville de Marseille. Dans la cité phocéenne, 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit près de 300 000 personnes.
Marseille compte 500 places d’hébergement d’urgence financées par la ville. Mais le Samu social n’est pas prioritaire. Les derniers centres d’hébergement ouverts, fin 2023, Chez Simone, (62 places) et Lou Recate (le refuge en provençal, 49 places), sont réservés aux femmes.
Après trois ans de travaux, le Samu social de Marseille a emménagé en février 2024 dans un ancien bâtiment industriel désaffecté d’Euromediterrannée. 1 100 m2 rénovés, sur trois niveaux. Ces nouveaux bureaux sont en proximité immédiate avec la nouvelle Unité d’hébergement d’urgence (UHU) La Minoterie, la plus importante avec 329 places d’hébergement, ouverte par la Ville en avril 2023.
♦ (re)lire l’article : Contre l’isolement des SDF, papote et pétanque !
- Agent d’intervention du Samu social. Un métier qui n’existe pas, créé ex nihilo. En partenariat avec le CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale), un module de formation dédié est donc en cours d’élaboration.
- Naissance du Samu social à Paris. En 1993, alors que le nombre de sans-abris ne cesse de croître depuis les années 1980, les Centres d’Hébergements d’Urgence continuent de faire défaut à Paris. Xavier Emmanuelli, médecin au Centre d’Accueil pour sans-abris de Nanterre, propose donc à Jacques Chirac, alors Maire de Paris, de créer un dispositif d’urgence sociale. Dans la nuit du 22 au 23 novembre, les cinq premières équipes mobiles d’aide prennent le départ pour parcourir les rues de Paris, à la rencontre des personnes en situation de détresse physique et sociale.