Culture

Par Nathania Cahen, le 5 juin 2024

Journaliste

SDF pour cause travaux, un théâtre la joue nomade

Le Théâtre du Gymnase, avant sa fermeture. Une salle à l’italienne, inaugurée en 1804 en haut de la Canebière ©DR
Un théâtre, mais pas n’importe quel théâtre. Situé en haut de la Canebière, à Marseille, le Gymnase, créé en 1804 est la scène privée la plus ancienne et la plus importante de Marseille. Des décennies passées à « faire venir » les spectateurs. Puis en 2021, dans le sillage du Covid, vétusté puis amiante imposent des travaux lourds et une fermeture de plusieurs années. Depuis, les saisons s’enchaînent sous d’autres cieux : scènes amies, mais aussi cafés, prisons, ou terrains de boules. Dominique Bluzet, son directeur depuis 1993 évoque cette mésaventure qui s’est muée en folle aventure.

« De toute difficulté naît une opportunité. La réfection du théâtre du Gymnase a impliqué de sortir de notre zone de confort, aller voir ailleurs, s’adapter, être une aventure en mouvement. Ces événements concomitants ont en effet beaucoup changé ma perception d’« aller au théâtre », qui était synonyme de « faire venir au théâtre ». Ils ont imposé un nomadisme de territoire – sur des scènes amies, dans des lieux iconoclastes, dont le spectacle n’est pas la vocation, des arrondissements plus éloignés…

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Dominique Bluzet, directeur des Théâtres @Caroline Doutre

J’ai notamment dû reconsidérer ma mission et, avec l’aide du Département des Bouches-du-Rhône, nous avons créé le projet Aller vers. Pour toucher tous les publics, là où ils sont. Pour partager le bonheur du spectacle vivant, là où on ne l’attend pas.

Les cafés, campagnes, écoles, Ehpads, prisons et même les églises

En effet, la culture ne doit pas être l’activité de l’élite ni de 5% d’entre nous. Notre mission s’adresse à toute la société, y compris ses franges qui n’ont ni les finances, ni l’éducation, ni les moyens de s’y transporter. D’où le choix d’aller là où sont les gens : les cafés, les campagnes, les écoles, les Ehpads, les prisons et même les églises. Là où il y a des publics éloignés ou en difficulté. Là où nous avons le sentiment qu’on a besoin de nous. C’est une mission extrêmement variée que nous renforçons saison après saison. Nous entamerons à la rentrée le quatrième opus de notre proposition, #ALLERVERS, avec des rendez-vous entièrement gratuits.

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Le pianiste Frédéric Isoletta a animé des ateliers musicaux dans les Ehpads ©DR

#ALLERVERS suppose de nouveaux projets, plus atypiques
Cette posture, au départ inconfortable, nous a amenés à passer commande de projets atypiques, à des artistes du territoire. Des seules en scène pour Ariane Ascaride, dans les églises. Pour Nicole Ferroni, dans les bars… En 2025, nous investirons les terrains de pétanque avec un événement intitulé J’ai les boules. Et retrouverons les terrasses des cafés avec Garçon, un demi !, un théâtre poétique qui rend hommage à Jacques Demy.

Nous concilions l’excellence artistique sur les scènes et un engagement sociétal de premier plan : nous avons par exemple emmené les danseurs de l’Opéra de Paris dans les quartiers Nord de Marseille. Nous avons monté un festival de stand-up avec L’Après-M, ce fast-food solidaire repris par ses anciens salariés. Mais avant, on n’y serait jamais allés. Nous avons gagné un regard différent et enrichissant.

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Jouer hors les murs coûte très cher

La nouvelle saison (lire bonus) compte 80 spectacles, dont sept créations. Il y en a moins que d’habitude à Marseille, par souci d’économie, car jouer hors les murs coûte très cher. C’est plus compliqué et s’accompagne de contingences diverses. Nous avons donc programmé un peu moins de spectacles, mais ils sont joués plus longtemps. Jouer plus longtemps renforce l’économie des compagnies. Alors que jouer peu les fragilise.

Jouer plus longtemps permet aussi de proposer des choses moins habituelles, donne l’opportunité d’amener chez nous d’autres spectateurs, de fabriquer un récit entre Aix et Marseille, de donner une meilleure visibilité des projets et des artistes. Davantage de dates, d’horaires également : depuis deux ans, nous organisons des représentations à 11h le matin, à même de toucher un autre public, comme les personnes âgées, peu enclines à sortir le soir.

♦ Relire notre précédent entretien avec Dominique Bluzet, Le monologue de La Canebière 

Mieux produire et diffuser davantage

Jouer plus longtemps, c’est aussi donner dans le spectacle durable, moins de CO2 dépensé.

Si la Comédie-Française compte des artistes exceptionnels, c’est notamment parce qu’ils jouent tous les jours ou presque… Or, un spectacle est en moyenne joué cinq fois, ce qui est bien trop peu au regard de son coût. Une solution serait de mieux produire et de diffuser davantage. C’est dans cet esprit que j’ai mis en place depuis deux ans un réseau de réflexion et de diffusion entre le Grand Théâtre de Provence, l’Auditorium de Lyon, la MC2 de Grenoble et l’Opéra de Dijon ; nous offrons ainsi la possibilité de garantir un minimum de dates. ♦

 

Bonus
  • « Nous avons traversé quelques turbulences »
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Emmanuelle Tagawa, administratrice du théâtre du Gymnase ©DR

Et l’équipe dans tout ça ? À l’annonce de la fermeture du théâtre du Gymnase, il y a d’abord eu une période tendue, de flottement, avant que la suite soit inventée. « Jusque-là, on envisageait des licenciements économiques, cela nous arrachait le cœur. Et juridiquement, cela s’annonçait lourd » se remémore Emmanuelle Tagawa, administratrice du théâtre du Gymnase.

Une équipe de choc

Puis le rebond, le choix de trouver asile ailleurs, de se déplacer d’un lieu d’accueil à l’autre, d’aller au-devant. « Dominique Bluzet nous a redynamisés pour nous transformer en équipe de choc, à même de faire de la production de terrain et passer des commandes de projets. C’était nouveau pour nous ça, produire et mener à bien un projet, organiser des tournées sur les lieux atypiques, des bars, des cours d’immeuble, des jardins publics… »

Il y a eu quelques ajustements , un changement à la tête de la production, l’embauche d’une directrice chargée de projet. « L’essentiel est que la feuille de route a globalement emballé tout le monde. Pour ne pas perdre notre public en route, nous avons dû démultiplier la communication. Il a néanmoins fallu deux saisons pour que tout le monde s’adapte et adhère pleinement ».

Une impatience certaine

« Un théâtre sans salle, c’est un peu comme un coureur automobile sans voiture. Cela reste un outil essentiel, le cœur de notre activité, un lieu de vie, d’accueil », rappelle Emmanuelle Tagawa. Mais l’équipe a pris son parti de la situation et décompte patiemment les quelque quinze mois qui la séparent de la réouverture du Gymnase…  ♦

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Le Gymnase tel qu’il sera à sa réouverture ©Panorama Architecture / Reol Photo
♦ Lire aussi : Le théâtre, pour intégrer les collégiens différents…
  • Le théâtre du Gymnase appartient au pôle Les Théâtres. Celui-ci comprend également les Bernardines à Marseille, le Grand Théâtre de Provence et le Jeu de Paume à Aix. Et sur le point d’accueillir dans son giron le Théâtre d’Arles.

Deux villes, quatre théâtres bientôt cinq, des excursions hors les murs… n’est-ce pas une usine à gaz ?
Dominique Bluzet – « Pas du tout ! Aujourd’hui à Aix, le Grand Théâtre de Provence tourne à plein régime. Marseille relève désormais davantage du laboratoire. Le tout forme une aventure unique en France, voire en Europe. Les chiffres parlent parfois mieux que les mots : des centaines de salaires chaque mois, environ 300 représentations dans les murs et 120 hors les murs. Un total de 250 000 spectateurs. Plusieurs milliers d’artistes accueillis à chaque saison. Mais aussi des tournées et en regard de la population, un impact énorme.

Nous avons réussi à créer un modèle économique et artistique unique. Un modèle qui repose à la fois sur des financements publics et des fonds propres. Et ce dont je suis peut-être le plus fier, c’est d’avoir créé cette structure totalement atypique. C’est que chacun des éléments mis en place a permis à cette aventure d’être solide, de se tenir sur deux jambes ».

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L’humoriste Nicole Ferroni dans les cafés de Marseille en 2022 avec “C’est ma tournée, je vous offre un vers” ©DR