ÉconomieSolidarité
Branché et vertueux, le design des Résilientes
Il existe au moins deux définitions du mot résilience. En psychologie, c’est l’aptitude d’un individu à se construire et vivre en dépit de circonstances traumatiques. En physique, c’est la capacité de résistance d’un corps à un choc ou une déformation. Les Résilientes est un mix des deux. Dans ce studio de design atypique, des personnes exclues de l’emploi travaillent des produits condamnés, matière première des collections maison et de commandes souvent prestigieuses. Cela se passe à Montreuil, au sein d’Emmaüs Alternatives.
Un condensé d’application et de bonne humeur se dégage de cet atelier, localisé dans les entrailles du gigantesque Emmaüs Montreuil, non loin du hall des collectes. Bavardages en sourdine et tacatacatac des machines à coudre se fondent en un bourdonnement joyeux. Autour de grands plans de travail, plusieurs femmes sont concentrées sur leurs tâches. Il y a même un homme, affairé derrière une machine à coudre, à une petite table.

Certains travaillent sur une série d’une centaine de porte-cartes destinés à un événement Emmaüs France. D’autres fabriquent 300 marque-pages commandés par Flammarion pour une présentation du nouveau roman de Virginie Grimaldi, Plus grand que le ciel. Pour ce faire, les petites mains recherchent dans des livres condamnés ou défectueux des photos et images de ciel. Découpées, retaillées, elles seront la matière première des marque-pages.
« Le principe est toujours celui d’un travail de groupe axé matière. Cela peut être du design d’espace ou de l’écoconception textile », explique Eugénie de Larivière, cheffe de projet Les Résilientes au sein de la branche Emmaüs Alternatives.
L’insertion des seniors
Yassa, 56 ans, est en train d’assembler à la machine à coudre les pièces d’un porte-carte en cuir. Tunisienne, elle est technicienne en informatique. « Mais en France, mon voile ne me permet pas de travailler dans cette branche, confie-t-elle. Donc j’ai changé de métier. Je n’étais pas pro mais savais un peu coudre, et avec les formations et les stages, on acquiert du savoir-faire ». Il y a un an, elle est orientée vers Les Résilientes, pour un contrat d’insertion. Elle s’y rend chaque jour avec plaisir : « J’ai découvert que j’aime bien ce qui est manuel. J’espère pouvoir renouveler mon contrat une fois, car le travail ici est très agréable. Puis trouver un autre atelier ».

Farah, une Syrienne de 30 ans, est arrivée en France en 2020. Dans son pays, elle était diplômée en architecture. Depuis, elle a appris à parler (très bien) le français et suit un master en urbanisme en même temps qu’une mise à niveau en architecture. « Je suis en recherche d’un poste qui soit proche de mon métier, mais trouver est compliqué. Emmaüs m’a beaucoup aidée, pour les formations, notamment la langue et les entretiens d’embauche. En fait, je vis ici ma première expérience professionnelle. Et parfois le travail n’est pas très éloigné de celui de l’architecte avec des plans, des tracés, des maquettes, le choix des matériaux… » Sa réalisation préférée ? Les tabourets réalisés à partir de livres, « très esthétiques même s’ils représentent beaucoup de travail ».

L’impact de la créativité et du manuel sur l’estime de soi
Les « agents de confection », Farah mise à part, sont souvent des seniors. Ils sont une dizaine, encadrés par quatre designers encadrants. Dont Claire Morin. Elle est arrivée chez Les Résilientes dans le cadre d’un service civique, en 2020. En même temps qu’une commande : la conception du mobilier d’une centaine d’espaces d’attente pour LCL, Le Crédit Lyonnais.
Elle n’est plus repartie. « C’est un travail aligné avec les valeurs qui me sont chères, le social, la transmission et l’écologie », résume la jeune femme toute à sa tâche. Des bâches étalées devant elle (rescapées du salon Maison et Objet), « pour tester différents assemblages, échelles, textures, prises en main… »

Un réemploi visible, mais classe
La matière, un des mots-clés des Résilientes, souvent associé à réemploi. Avec un défi : que le réemploi de la matière soit visible, mais sans faire cheap ou récupération. Cet incroyable studio de design en milieu d’insertion est né en 2017. Jeune designer, Eugénie de Larivière en souffle alors l’idée aux responsables d’Emmaüs Alternatives.
« L’origine de ce projet était multiple. C’était d’abord considérer, dans un parcours d’insertion, l’impact de la créativité et du travail manuel sur l’estime de soi. Mais aussi considérer d’autres compétences, pas forcément techniques, comme le rapport à l’environnement, raconte la jeune femme. L’idée est en effet de travailler à partir de matériaux souvent non réemployables : des vêtements de mauvaise qualité ou trop abîmés pour être proposés en vestiaires, des objets passés de mode comme les encyclopédies papier… » Des gisements importants dont on ne manque pas à Emmaüs Montreuil, où 1500 tonnes de fournitures multiples, issues de collectes, transitent chaque année.
♦ Lire aussi : Une école de design au service de la transition écologique
Les commandes de privés au cœur du réacteur
Mais pour qu’il tourne et perdure, il fallait trouver un modèle économique à ce studio. Ce sera un mix entre aides institutionnelles à l’insertion professionnelle, vente dans la boutique des Résilientes (13, rue Léopold Bellan, Paris 2e) et commandes de clients privés. Ces dernières représentent aujourd’hui 80% des rentrées financières.

Au nombre des clients des Résilientes, on trouve des maisons et entreprises prestigieuses. La Comédie Française a par exemple envoyé des chutes de toile à patron servant à façonner les costumes de ses acteurs, avec toutes les annotations d’origine. De quoi fabriquer 40 précieux cabas uniques, vendus en exclusivité dans la boutique du Français.
Autres collaborations remarquables : des bijoux de sac à partir de pulls en cachemire abîmés de la maison Éric Bompard. Ou une collection de coussins issue du matériel rescapé de Madura. Il y a aussi tout ce qui est décoration d’intérieur. Outre LCL, La Poste a commandé l’aménagement d’espaces d’accueil pour lesquels des bouts de canapé en papier mâché et des coussins en jean ont été réalisés.

L’intérêt du secteur public et le métier de tapissier
Parmi les nouvelles commandes figurent des tentures pour la future bibliothèque Virginia Woolf, dans le 13e à Paris. « Un chantier qui compte beaucoup pour nous, car il démontre qu’on peut intégrer le marché public. C’est la première fois, se félicite Eugénie de Larivière. Le public commence seulement à intégrer l’upcycling, il y est contraint depuis la loi Agec ».
Un chantier qui par ailleurs illustre une nouvelle compétence des Résilientes : “tapissier circulaire pour le bâtiment”. Autrement dit, être en capacité d’identifier des gisements de réemploi pour réaliser tout ce qui est de nature textile dans le bâtiment – rideaux, stores, tapis, revêtements muraux ou au sol… Des solutions futées pour les exploiter sont à creuser ou inventer. Pour la Maison des Canaux (également appelée Maison des économies solidaires et innovantes), l’équipe des Résilientes a par exemple réalisé des tentures textiles acoustiques pour séparer les différents espaces.
Un nouveau cycle
Les Résilientes ont sept ans, l’âge de raison… Le temps de la démonstration et de la preuve du concept. Juste une étape analyse Eugénie de Larivière : « Il y a encore tellement à faire que mon excitation et mon engagement sont intacts, c’est rassurant. On a grandi crescendo et maintenant on existe vraiment ». Depuis 2017, 15 personnes ont été accompagnées, jusqu’à leur retraite parfois, presque toujours le plus longtemps possible. Les projets ne manquent pas. Outre la poursuite des chantiers, se dessine l’envie de toucher le tertiaire et notamment l’hôtellerie. De quoi étayer l’édifice toujours complexe de l’insertion par l’activité professionnelle. ♦
♦ Relire : Atelier Luma upcycle le patrimoine naturel
Bonus

- Emmaüs Alternatives. Cette association propose une action sociale globale, adossée à un chantier et une entreprise d’insertion, pour accompagner les plus démunis. Emmaüs Alternatives naît en 1991, à l’initiative d’un collectif désireux de mettre sur pied un accompagnement d’insertion par l’activité économique. Avec l’ambition d’offrir une alternative aux services sociaux de l’époque, qui ne prenaient pas suffisamment en compte cette population. C’est aussi une alternative aux communautés Emmaüs existantes, avec d’autres méthodes et publics. Ici, pas de compagnons, mais des salariés. Leur siège est à Montreuil, dans un très grand local de plus de 2000 m2.
On y trouve, notamment :
Un tremplin d’insertion pour offrir des alternatives à la rue, à la précarité et au chômage
Un espace de rencontre et de lien social à destination de jeunes (15-21ans) orientés par l’Aide Sociale à l’Enfance
Des consignes disposées dans l’espace public pour soulager et accompagner des personnes en situation de rue
Des boîtes aux lettres permettant de bénéficier d’une adresse administrative
Une blanchisserie.