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Par Nathania Cahen, le 2 mai 2024

Journaliste

« L’agroécologie, un système de production relocalisé, durable et sain pour tous »

Dans l'hexagone, la superficie de la Martinique disparaît tous les cinq ans sous du béton ©Pixabay

En France, la Surface agricole utile (SAU) diminue régulièrement et représente environ 26,7 millions d’hectares, soit 50% du territoire métropolitain. La superficie de la Martinique disparaît tous les cinq ans sous du béton.

Dans le cadre du projet de loi d’orientation agricole, le réseau Le Lierre* a publié une note intitulée “Foncier Agricole – 30 propositions pour une agriculture durable et résiliente” qui s’appuie notamment sur l’audition d’associations et professionnels (agriculteurs, agricultrices ou salariés des SAFER, services de l’administration dans différentes régions…). L’objectif de ce groupe de travail est de couvrir certains des principaux enjeux et problématiques pour une transition du modèle de production agricole français, avec un virage vers une agroécologie ambitieuse. Entretien avec Marcelle.

Quel est aujourd’hui l’état des lieux du foncier agricole ? 

Actuellement, comme depuis des décennies, la quantité du foncier agricole est menacée par l’artificialisation. En l’occurrence, la superficie de la Martinique disparaît tous les cinq ans sous du béton sur l’ensemble du territoire français, ce qui est gravissime. Par ailleurs, la qualité des sols est largement érodée par les traitements chimiques qu’ils subissent et par certaines pratiques de travail intensif du sol. Cela pose un problème majeur pour la biodiversité en général, la qualité des aliments qui sont produits, mais aussi la capacité des terres à nous nourrir à l’avenir. Sous l’effet de ces facteurs et des changements climatiques, les rendements ont commencé à chuter depuis quelques années déjà au niveau global, et plus spécifiquement dans certains pays comme l’Espagne où nous avons assisté à un effondrement des rendements en 2023, et en France sur le temps long.

Malgré des progrès, la réflexion est encore insuffisante sur la manière d’adapter notre agriculture aux défis posés par les changements climatiques et la dégradation des sols. Sur comment généraliser des pratiques agroécologiques pour assurer une meilleure résilience et préserver les écosystèmes. Nous avons pourtant toutes les cartes en main pour adapter notre production alimentaire au contexte à venir. Si l’agriculture devient agroécologie et anticipe les évolutions climatiques, et si cela s’accompagne de changements des habitudes alimentaires, il sera possible à la fois d’assurer la sécurité alimentaire et de faire des sols un puits de carbone substantiel pour nous aider à lutter contre le réchauffement.

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La France a toutes les cartes en main pour adapter notre production alimentaire au contexte à venir. Photo @Pixabay

En quoi la situation est-elle particulièrement préoccupante ? 

L’état des lieux du foncier est difficile à faire car nous sommes à la croisée des chemins. Dans les dix prochaines années, 50% des agriculteurs vont partir à la retraite et actuellement, plus de la moitié des terres agricoles appartiennent à des plus de 65 ans. La pyramide des âges va donc créer des mouvements tectoniques très profonds dans le monde agricole.

Nous avons encore des ressources substantielles, avec une agriculture paysanne (c’est-à-dire s’appuyant sur des exploitations de tailles modérées et avec une autonomie décisionnelle, un ancrage territorial et une forte préoccupation pour la préservation de l’environnement) qui reste importante. Cela nous permet d’imaginer un futur souhaitable pour l’agriculture et l’alimentation françaises.

Mais si nous nous réveillons en 2035 avec le foncier agricole massivement détenu par des multinationales, avec des exploitations toujours plus grandes, aux pratiques toujours plus intensives, avec une privatisation des ressources en eau, des sécheresses à répétition et un effondrement des rendements sur des terres brûlées qui même arrosées d’engrais ne parviennent plus à produire… nous aurons pris un chemin sans retour.

Morcellement, concentration… quels sont les risques induits par ce phénomène démographique ? Existe-t-il une relève ?

La concentration de la production agricole n’est pas la solution. Il faut assurer que la relève sera présente, qu’elle aura accès à la terre, et qu’elle se tournera massivement vers l’agroécologie. Pour attirer de nouveaux agriculteurs et de nouvelles agricultrices, il est crucial d’assurer la viabilité économique des exploitations et la qualité de vie des agriculteurs.

Ensuite, il faut que l’accès au foncier soit possible pour de nouveaux candidats, surtout s’ils ont un projet agroécologique. Enfin, il est important de mieux former les futurs agriculteurs et futures agricultrices à l’agroécologie. Il faudrait notamment réviser le système de formation initiale agricole, pour assurer une présence suffisante de l’agroécologie et de la bio dans les référentiels de formation.

Artificialisation, pollution, spéculation, méga exploitations… qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

Tout en même temps. Il faut progressivement renoncer aux systèmes trop productivistes et intensifs en intrants de synthèse orientés massivement vers l’export. Et généraliser des systèmes agroécologiques soucieux de la biodiversité, du climat, des sols, des besoins alimentaires locaux et de la santé. C’est en particulier capital pour assurer le bon usage de la ressource en eau.

Il y a un choix à faire entre poursuivre une forme de fuite en avant vers la stérilisation des sols à travers un système nocif, ou un nouveau système de production, relocalisée, durable, saine pour les travailleurs, les consommateurs et l’environnement.

Pour chacune des menaces précédemment citées, quelles solutions existent ou pourraient être mises en œuvre ?

L’agroécologie. Au-delà d’être un système de production très efficace, résilient, économe en eau, utilisant tous les services écosystémiques qui peuvent être mobilisés au service de la production humaine, elle répond à chacune des menaces citées. Elle permet de rapprocher les habitants de la production qu’ils consomment, ce qui induit un autre rapport aux producteurs comme aux terres qui environnent nos villes, et donc permet de les protéger de l’artificialisation. Elle génère moins de pollution et d’impact négatif sur la santé. Si la terre est considérée comme un facteur de production essentiel au service des populations locales, la spéculation qui considère tout, vivant ou non-vivant comme un actif financier à optimiser devient inopérante.

Un aspect crucial pour réussir une transition massive vers l’agroécologie, c’est d’attirer suffisamment de personnes vers l’agriculture : cela nécessite de former les individus, de faciliter l’accès au foncier pour les projets de taille raisonnable, et de garantir aux agriculteurs et agricultrices des conditions de vie et une reconnaissance par la société qui rendront la profession plus attractive. Les vocations ne manquent pas, mais les opportunités si. S’installer et développer une agriculture écologique, saine, qui fait envie aux arrivants dans la profession est plus difficile.

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L’agroécologie génère moins de pollution et d’impact négatif sur la santé – Photo @Pixabay

Quelle est aujourd’hui la part de l’agroécologie dans l’agriculture française et, selon vous, vers quoi devrait-elle tendre ?

L’agroécologie n’a actuellement pas de définition juridique qui permettrait de catégoriser les productions comme agroécologiques ou non. En outre, les systèmes agroécologiques sont divers, même s’ils s’appuient tous sur la préservation du bon fonctionnement des écosystèmes. L’agriculture bio peut cependant être suivie facilement, car elle est basée sur un cahier des charges officiel : la bio couvre environ 10% de la SAU française et représente 16% de l’emploi agricole. Mais l’agroécologie recouvre aussi d’autres pratiques. Par exemple, le fort recours aux mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) prévues dans le cadre de la PAC montre un engouement pour l’agroécologie ; il est donc important de suffisamment financer ces dispositifs.

Par ailleurs, des systèmes agroécologiques sont nécessaires pour préserver les écosystèmes et donc pour être capable de produire dans la durée et malgré les changements climatiques. Pour limiter notre dépendance à des intrants importés, donc pour la souveraineté alimentaire. Enfin, pour la santé des agriculteurs comme de la population, car l’utilisation de pesticides de synthèse a des conséquences sanitaires importantes.

Cette généralisation serait facilitée par l’adoption d’une définition juridique de l’agroécologie, assez large pour englober la diversité des systèmes agroécologiques et ne pas décourager les initiatives. Avec une telle définition, il serait en effet plus simple d’orienter des politiques publiques vers le soutien à l’agroécologie (par exemple concernant l’attribution du fonds Entrepreneurs du vivant ou des prêts garantis par l’État, ou l’accès au foncier).

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Produire dans la durée et malgré les changements climatiques – Photo @Unsplash

Comment réguler la concurrence entre les usages ? Donner une préférence aux projets durables et vertueux ?

La terre agricole est une ressource précieuse, et il y a dans certains cas une concurrence entre usages (production pour l’alimentation humaine, production pour l’alimentation animale, agrivoltaïsme, production d’énergie biomasse, voire projets d’artificialisation). L’artificialisation doit être évitée pour assurer notre sécurité alimentaire et éviter les impacts écologiques négatifs.

Ensuite, au sein des terres agricoles, il est important d’organiser les usages à l’échelle des territoires, en réfléchissant à la complémentarité entre différents types de productions, et en mettant au cœur la préservation des écosystèmes, pour que les terres agricoles puissent continuer à produire longtemps. Cependant, la résolution des tensions sur les usages viendra également d’une évolution des consommations (sobriété énergétique, réduction de la consommation de produits d’origine animale).

Quelles sont les grandes priorités pour un système agricole et alimentaire résilient, soutenable, juste et à même de satisfaire les besoins de la population ?

Il faut penser simultanément les évolutions de l’agriculture et de l’alimentation. Il est nécessaire de généraliser l’agroécologie pour des raisons environnementales, de santé publique et de souveraineté alimentaire. Mais cela restera un vœu pieux si on ne pense pas en même temps la régulation économique et les débouchés.

Il est important d’agir sur tous les maillons, à l’échelle de l’Europe, du pays et des territoires :

  • soutenir directement la production agroécologique par la réorientation de la PAC dès la révision du plan stratégique national annoncée pour 2025, et par un meilleur accès au foncier pour les projets agroécologiques. Plus largement, tous les dispositifs publics (fonds entrepreneur du vivant, prêts garantis par l’État, etc.) et les financements privés devraient être davantage orientés vers l’agroécologie, et pour cela il serait utile de donner un sens juridique à “agroécologie”.
  • assurer un fonctionnement économique juste, via une régulation économique permettant une rémunération correcte des agriculteurs et les protégeant de la concurrence déloyale de produits importés non soumis aux mêmes normes.
  • favoriser les débouchés pour les produits issus de l’agroécologie : cela requiert de donner les moyens financiers et humains à la restauration collective publique pour s’approvisionner en produits de qualité, et de favoriser les approvisionnements locaux en réfléchissant à une révision du cadre de la commande publique. Enfin, il est crucial de donner à tous les consommateurs les informations et les moyens financiers pour accéder à une alimentation de qualité (par exemple en réfléchissant à une sécurité sociale de l’alimentation ou à des chèques alimentaires durables).

De quels leviers d’action disposons-nous ?

Mettre en place ces actions nécessite de revoir la gouvernance des politiques agricoles et alimentaires pour améliorer la manière dont les acteurs agricoles minoritaires, la société civile et les citoyens sont associés aux décisions à l’échelle de l’Europe, de l’État et des territoires. Cela pourrait notamment passer par le rééquilibrage des règles de scrutin des élections aux chambres d’agriculture, qui ont des effets en cascade sur la gouvernance des instances agricoles et alimentaires. Cela nécessite aussi d’assurer la vitalité démocratique des projets alimentaires territoriaux déployés. ♦

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Les dispositifs publics et les financements privés devraient être davantage orientés vers l’agroécologie – Photo @Pixabay

Bonus

  • Le Lierre. Fondé en 2019 par Wandrille Jumeaux et Raphaël Yven. Ce mouvement écologiste qui rassemble plus de 1300 professionnels de l’action publique s’est constitué en association en mai 2020. Il est ouvert à tous les acteurs publics et fonctionne sur un principe de confidentialité (il préserve l’anonymat des membres, pour les protéger dans leurs fonctions). Le Lierre compte plusieurs instances chargées d’animer le réseau, d’impulser et de mettre en œuvre ses projets et actions. Il agit en lien étroit avec ses partenaires – think tanks, collectifs, associations, pouvoirs publics… 

Toutes les notes du Lierre sont rédigées par des agents de la fonction publique, des chercheurs, parfois des consultants spécialistes des politiques publiques ou d’autres expertes et experts. “Nous nous appuyons sur leur expérience concrète, de terrain, et leur connaissance du fonctionnement des politiques publiques. Nous travaillons toujours en auditionnant de nombreuses associations et professionnels (agriculteur.ice.s ou salarié de SAFER en l’occurrence pour la note sur le foncier, services de l’administration dans différentes régions) afin de pousser notre vision des évolutions qui doivent guider les mondes de l’agriculture et de l’alimentation, basées sur de nombreux travaux scientifiques, administratifs et associatifs, tout en s’assurant de la cohérence de nos propositions avec la réalité des principaux concernés. Les notes sont toujours coordonnées par un ou plusieurs co-pilotes du groupe de travail agriculture et alimentation du Lierre“.

  • Lire aussi l’article : Comment préparer notre alimentation de demain
  • Le recensement agricole. Réalisé tous les 10 ans, il permet d’avoir une vision précise et exhaustive de l’agriculture à une échelle géographique fine et d’en analyser ses évolutions. Sont interrogées l’ensemble des exploitations agricoles. Le dernier recensement a eu lieu en 2020.

Entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitations agricoles continue de baisser en France métropolitaine, mais à un rythme moins élevé que lors de la précédente décennie : – 2,3% par an, contre – 3,0% entre 2000 et 2010. Selon les résultats définitifs du recensement agricole, on compte 389 800 exploitations agricoles en France métropolitaine, soit environ 100 000 de moins qu’il y a 10 ans. La surface agricole utilisée (SAU) s’élève à 26,7 millions d’hectares (- 0,8% par rapport à 2010). Moins nombreuses, les exploitations s’agrandissent. En 2020, elles exploitent en moyenne 69 hectares (ha), soit 14 ha de plus qu’en 2010 et 27 de plus qu’en 2000.

L’extension des surfaces est plus marquée pour les éleveurs que pour les exploitations spécialisées en production végétale. Ainsi, de 2010 à 2020, les surfaces moyennes des élevages de vaches laitières augmentent de 78 à 105 ha, celles des élevages de bovins viande de 65 à 85 ha, et celles des producteurs de céréales et oléo-protéagineux de 80 à 96 ha.