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Le bœuf Salers, du pré à l’assiette
Le Cantal abrite un restaurant surprenant, Bulle de Salers, qui propose depuis 2021 la dégustation de bœuf éponyme directement à la ferme, en plein champ. Ce concept de circuit ultra-court, ajouté à une viande de qualité, a permis de préserver l’exploitation et de valoriser cette race aujourd’hui renommée. Non sans difficulté.
Sur les hauteurs d’une vallée vert vif, à proximité d’Aurillac, se distinguent quatre bulles blanches posées au milieu de pâturages où broute un troupeau de vaches Salers. Une race ancestrale du Cantal – robe acajou et cornes effilées. Bulle de Salers, qui donne le ton à l’entrée du champ avec sa pancarte ‘’restaurant de viande’’, s’est installé ici pour l’été. Cette « table » fonctionne sans eau, ni électricité, ni gaz pour respecter le cadre et l’environnement. <!–more–>
Le principe est simple : des pierres de lave sont chauffées dans un four à bois extérieur à 400°C, puis disposées sur les tables. Au client de cuire sa viande comme il l’entend, après avoir choisi le morceau convoité – onglet, aiguillette, rumsteck, filet, araignée, etc. S’il en reste. Car, « quand il n’y a plus de bavette, il n’y en a plus », confirme Arnaud Jalenques, cofondateur du lieu, polo bleu, jean et baskets. Le restaurant vend en effet exclusivement la production de la ferme des Trois Ruisseaux, à Saint-Simon. Elle est découpée et maturée bête par bête, à proximité, par la boucherie La Viande Bio.
La ferme perdait de l’argent

Le point de départ est une discussion entre Arnaud Jalenques et Laurent Velle. Le premier travaille dans l’hôtellerie et fait partie de la famille propriétaire de la ferme. Le second est gérant-associé de l’exploitation. Il possède une centaine de vaches, élevées librement en plein air, nourries à l’herbe l’été et au foin l’hiver. Le modèle économique, le même alors que la plupart des fermes dans le Cantal (bonus), n’est pas rentable. « Laurent avait envie d’arrêter, la ferme perdait de l’argent. Mais nous y étions attachés tous les deux. Son père l’avait créée avec mon grand-père », raconte cet Auvergnat de 36 ans, avant le coup de feu du soir, les mains noircies par le nettoyage du four.
Vendre des steaks dans le champ des vaches

À ce moment-là, Arnaud Jalenques, qui a « beaucoup bourlingué dans l’hôtellerie », travaille à Gstaad, en Suisse, avec Francesca Grisoni, sa femme. Leur métier est d’accueillir. Celui de Laurent Velle, d’élever des vaches. Pourquoi ne pas associer leurs compétences ? « On s’est dit qu’on allait vendre des steaks dans le champ », résume-t-il de son sourire franc. Le couple ne veut toutefois pas ouvrir une énième ferme auberge, « la plupart ont fermé dans le coin, à cause de départs à la retraite ou faute de clients – il n’y a pas grand monde dans le Cantal sauf les touristes un mois l’été », décrypte-t-il, tout en gérant le restaurant. Le trentenaire vif et aguerri prend une réservation pour deux personnes le lendemain, note qu’il manque la tomme pour commencer la truffade, plat auvergnat rôti dans une mini cocotte en fonte dans le four. Enfin, confirme à un de ses employés que les cinquante réservations du soir tiennent dans les bulles, en cas d’intempéries.
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« On ne s’imaginait pas que ce serait aussi difficile »

Le trio décide alors de s’associer pour pallier les difficultés liées au marché du bovin. Francesca Grisoni et Arnaud Jalenques imaginent accueillir leurs clients dans « le champ des vaches avec une structure rapidement démontable », complète l’entrepreneur. Laurent Vell, lui, tout en poursuivant la vente de ses veaux à l’export, soigne et engraisse ses vaches inaptes à la reproduction au profit du restaurant, avec des céréales comme des graines de lin. Au départ, on les prend pour des fous. « C’est vrai qu’on ne se rendait pas compte de toutes les difficultés », admet Arnaud Jalenques. Ils ne connaissent rien à la restauration, encore moins à l’élevage et à la viande de bœuf – « on a dû tout apprendre, je ne faisais même pas la différence entre un rumsteck et un faux-filet ».
Des myriades de contraintes

Aucune banque ne veut prêter de l’argent « pour ce restau concept ». Ils s‘endettent « jusqu’au cou ». Essuient plusieurs refus de permis de construire, « car il en faut un, même si la structure est démontable ». Et doivent jongler avec une myriade de contraintes qui se dévoilent au fil du projet, dont la particularité est de… n’entrer dans aucune case. Ils doivent trouver un emplacement près d’une bouche d’incendie, installer des toilettes sèches – « ça aussi, je ne savais pas ce que c’était », laisser tomber la jolie tente de mariage en toile pour du plastique – plus approprié en cas de feu (car il fond !). « Des normes strictes se sont ajoutées à celles déjà très strictes de la restauration », souligne Arnaud Jalenques. Ou encore opter pour quatre dômes et non un seul prévu au départ – « car ça faisait trop verrue pour le site qui doit rester naturel ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ‘’Bulle’’ n’est pas au pluriel.
Un laboratoire extérieur

Le couple aménage un laboratoire de cuisine dans un bâtiment de ferme dédié, à un kilomètre à vol d’oiseau, en contrebas du restaurant. Menue dans son tablier, charlotte sur la tête, Francesca Grisoni y prépare les tartes à la tomme pour le dessert, les mayonnaises pour le burger et les accompagnements – truffade et salade de lentilles.
Exceptée la tête, la bête est entièrement valorisée, même les os. Bouillis, ils donnent du bon gras pour rissoler les pommes de terre. « Dans une vache, on récupère un peu moins de 60% de viande. Donc en gros 240 kilos de viande, qui se divisent entre bons morceaux à griller, 55%, et morceaux à braiser », détaille Arnaud Jalenques. L’été, ces derniers sont transformés au laboratoire en saucisses sèches, bocaux de jarret de bœuf et viande de grison (bœuf fumé). L’hiver, ils sont utilisés en pot-au-feu pour le Buron, second restaurant de la maison (bonus).
Une quinzaine de vaches par an

Une quinzaine de vaches sont consommées par an. Le chiffre paraît bas. « Pour donner un ordre d’idée, un bœuf à la broche, c’est pour 1000 personnes », explique-t-il, tout en conduisant son vieux Cournil, autre spécificité du Cantal. Il apporte au laboratoire la crème de la ferme voisine, qui sera fouettée pour agrémenter les fraises. Là-bas, tout est pensé, pour la plonge, la cuisine, le stockage. Même les 70 prises pour recharger les lampes de table sur batteries. À chaque service, six remorques montent et descendent avec vaisselle, plats et glacières. Une sacrée logistique, qui s’ajoute à un nombre conséquent d’employés pour s’en occuper, le prix du montage et démontage des bulles (18 000 euros), ainsi qu’une matière première toujours plus onéreuse.
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Envol du prix des bovins

En l’espace de quatre ans, le prix des bovins s’est en effet envolé, atteignant un prix inédit qui profite à l’éleveur. Reconnu pour la qualité de son troupeau avec une génétique 100% Salers (bonus), il vend ses veaux 1000 euros, contre 400 euros quatre ans plus tôt. Ses vaches, quant à elles, sont recherchées à l’étranger pour reconstruire des cheptels (bonus). Pour le restaurant, la réussite est en demi-teinte. Bulle de Salers a du succès. Ses fondateurs peuvent compter sur une clientèle fidèle, principalement locale. Elle a compris et intégré qu’une viande d’élevage extensif, nourri à l’herbe, abattu et découpé localement a un coût et beaucoup de goût – persillée pour les spécialistes. Mais le projet, « financièrement lourd », permet tout juste de rembourser à l’heure actuelle les « cinquante crédits » du couple. « Je paye 6,30 euros le kilo de viande aujourd’hui, contre 4,30 euros en 2021 », détaille Arnaud Jalenques en vérifiant ses factures. Un prix auquel il faut ajouter environ 500 euros d’abattage et 2000 euros de transformation.
Transformer le concept Bulle de Salers

Que faire ? Opter pour de la viande lambda ? « Si j’achetais mon filet de bœuf à Rungis, sans origine garantie, il me reviendrait à 24 euros le kilo, contre 80 euros », décrypte Arnaud Jalenques. Alors vendre plus cher la viande au client ? Il ne le souhaite pas, « ça l’est déjà assez », estime-t-il en indiquant la moyenne d’un plat : 35 euros. Il reste à trouver un équilibre avec l’éleveur qui a plus intérêt aujourd’hui « à élever des vaches pour vendre des veaux que nous les vendre ». Le couple se donne deux ans de réflexion pour transformer Bulle de Salers. Mais pas arrêter – « car on sait que ça plaît ». À l’instar de Coline, une habituée, pourtant flexitarienne. « Je mange de la viande, seulement si elle est de qualité, d’origine française et pas bourrée d’hormones. C’est le cas ici. On voit bien que les vaches sont bien traitées. En plus, les portions sont très copieuses », sourit-elle, tout en saupoudrant son onglet de sel de Himalaya. Elle loue par ailleurs l’expérience : la viande dégustée sur place et la vue champêtre.♦
Bonus
# Modèle économique classique de l’élevage dans le Cantal en 2021 : Les veaux sont vendus en Italie, première destination à l’exportation des broutards français. Plus de 80% d’entre eux partent en effet pour y être engraissés. Et « quand les vaches sont bien grasses, les Italiens les vendent en Europe. Donc à la France, pour être mangées », raconte Arnaud Jalenques pour l’anecdote. En complément, l’éleveur vend à prix cassé ses vaches de ‘’réforme’’. Elles sont inaptes pour la production de veaux du fait de leur âge ou d’autres critères, comme les blessures. « Elles sont vendues bien souvent à l’industrie agroalimentaire, qui en fait par exemple du steak haché ».
# Le Buron. Arnaud Jalenques et sa femme ont ouvert un second restaurant en octobre 2022 pour compléter leurs revenus. Ils l’ont installé, toujours à la ferme, mais dans un buron. C’est un bâtiment en pierre, couvert de lauzes, situé sur les pâturages en altitude. Il servait autrefois à abriter la fabrication du fromage, une pièce pour la production, une seconde pour l’affinage. Aujourd’hui, il sert de restaurant l’hiver.
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# Pourquoi la Salers est-elle cotée ? Originaire du Cantal, cette race présente de nombreuses qualités : résiliente, autonome, etc. Elle serait même plus résistante au réchauffement climatique. Arnaud Jalenques raconte que des pays comme la Hongrie et l’Espagne apprécient les vaches de Laurent Velle. La première car « leurs cornes effilées et pointues sont adaptées pour survivre contre les ours ». Et l’Espagne car « elles vêlent seules, pratique quand elles se perdent dans la pampa ».
# Il est courant de croiser les Salers avec les Charolaises. Car celles-ci grossissant plus vite, l’éleveur peut vendre les veaux plus chers.
# Viande de vache ou de bœuf ? « Historiquement, en France, on mangeait du bœuf castré. À Bulle de Salers, nous avons essayé. En fait, la qualité ne change pas, mais la maturation de l’animal, oui ! Elle prend un temps fou », raconte Arnaud Jalenques.